et un article du monde que je mets in extenso car c'est un article qui date apparemment de l'année 2000 (donc un lien direct dans les archives payantes du Monde)et il n'est pas dit que l'on pourra le voir encore longtemps
(pour info à Magh et Marika)
Shoah : le temps des témoins et celui des historienspar Xavier Ternisien
LE MONDE | 08.02.00
En 1963, Fernand Braudel cosigne un manuel d'histoire qui paraît sous le titre Le Monde actuel, histoire et civilisation. La seconde guerre mondiale vient de faire son apparition dans les programmes scolaires. Dans la partie de l'ouvrage consacrée au conflit, le génocide des juifs occupe en tout et pour tout une demi-ligne, dans la phrase suivante : "Le nombre de tués, militaires ou civils, est très élevé, surtout en Europe centrale et spécialement parmi les groupes ethniques pourchassés par les nazis : juifs, Gitans..." Le régime de Vichy est évoqué en quelques paragraphes, mais aucune mention n'est faite du statut des juifs adopté par l'Etat français.
Pendant les quarante ans qui ont suivi la seconde guerre mondiale, les juifs déportés ont été les "victimes invisibles" du conflit, pour reprendre une formule de Marc Ferro. Comment expliquer cette amnésie collective ? Dès la fin de la guerre, une affiche publiée par le Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés (MNPGD) donnait le ton : elle représentait un travailleur requis par le STO, un prisonnier de guerre et un déporté. Et la légende précisait : "Ils sont unis. Ne les divisez pas." La France de la reconstruction n'a pas voulu dissocier l'extermination des juifs des souffrances endurées par les autres victimes du nazisme. Cette attitude a contribué à occulter la spécificité du génocide. Et les rescapés des camps de la mort (2 500 pour 75 000 juifs déportés), incapables de parler ou de se faire entendre, n'ont pas eu la possibilité de rompre cette conspiration du silence.
Il est un autre silence qui a pesé beaucoup plus lourd. C'est celui de l'Université française. A cet égard, les lacunes des manuels scolaires n'étaient qu'un symptôme. Comme l'explique aujourd'hui Dominique Borne, doyen de l'inspection générale d'histoire-géographie, "on ne peut reprocher aux manuels d'histoire et aux professeurs de ne pas aborder un thème que la recherche historique n'a pas encore étudié". De fait, l'historiographie française s'est intéressée tardivement au génocide des juifs et au régime de Vichy. Les premiers ouvrages de référence ont été rédigés par des chercheurs étrangers (à l'exception notable de Bréviaire de la haine de Léon Poliakov, publié en 1951). Les travaux de l'Américain Robert Paxton (La France de Vichy, publié au Seuil en 1973, et Vichy et les juifs, avec Michaël Marrus chez Calmann-Lévy en 1981) ont fait date, mettant en évidence les responsabilités de l'Etat français dans la persécution et la déportation des juifs. Les travaux de la mission Mattéoli sur la spoliation des juifs de France, qui devraient être rendus publics dans un mois, pourraient donner encore une nouvelle impulsion à l'historiographie française sur cette période.
Pour l'historienne Annette Wieviorka, c'est le procès Eichman, en 1961, qui a joué un rôle de déclencheur, en permettant un déblocage de la mémoire collective et en ouvrant la voie à la publication de toute une série de témoignages sur la Shoah. En 1978, Serge Klarsfeld édite son Mémorial de la déportation des juifs de France. La même année, la polémique éclate autour des thèses négationnistes de Robert Faurisson et des déclarations de Louis Darquier, ancien commissaire aux questions juives de Vichy, dans L'Express : "A Auschwitz, on n'a gazé que les poux." Depuis cette date, le rappel de la Shoah n'a pas cessé en France.
Selon Serge Klarsfeld, le premier manuel du secondaire à traiter véritablement de la législation antisémite de Vichy et de sa responsabilité dans les déportations est publié chez Bordas en 1980. Un passage sur "l'extermination des juifs" figure dans les programmes officiels à partir de la fin des années 80 (le mot "Shoah" n'a pas été retenu par les textes). Aujourd'hui, la seconde guerre mondiale est étudiée en troisième et en terminale. L'enseignement est souvent appuyé par des visites de musées, par des témoignages d'anciens déportés. L'éducation nationale et le Fonds social juif unifié remettent chaque année le prix Corrin, qui récompense un projet pédagogique portant sur l'enseignement de la Shoah.
OUVERTURE DES ARCHIVES
Le Forum international sur l'enseignement, la mémoire et la recherche sur l'Holocauste, qui s'est tenu à Stockholm du 26 au 28 janvier (Le Monde des 27 et 29 janvier), a mis en évidence l'écart existant entre des pays tels que la France ou l'Allemagne, qui ont accompli - non sans mal - ce retour sur les heures sombres de leur passé, et d'autres, tels que la Pologne, qui n'en sont encore qu'aux prémices de cette démarche. Les premiers sont à la recherche d'un nouveau souffle, d'une culture de la mémoire qui permette de passer le flambeau aux jeunes générations, sans faire peser sur elles le poids de la culpabilité. Le chancelier Schröder a ainsi plaidé pour un enseignement qui prenne en compte non seulement "l'horreur de l'Holocauste", mais aussi le courage de quelques figures ayant résisté aux nazis : "Personne ne peut ni ne veut tenir la jeunesse allemande pour coupable d'actes dans lesquels elle ne porte aucune responsabilité. Mais nous devons lui présenter les crimes du passé et lui désigner des exemples de résistance à l'injustice."
L'enseignement de la Shoah repose aujourd'hui sur deux types de discours, dont le Forum de Stockholm a permis d'entendre tout à la fois les différences et la complémentarité : la parole des témoins et le travail des historiens. Devant un auditoire bouleversé, un survivant a lancé un appel déchirant : "Si, dans dix ans, une autre conférence se tient sur le même sujet, la plupart d'entre nous ne seront plus de ce monde. Ne nous oubliez pas ! Vous ne devez jamais oublier ce qui arrive quand le nazisme prend racine !"
Confronté au cri des survivants, le travail universitaire risque de paraître froid, cynique et désacralisateur. Dans un atelier du Forum, un historien s'est trouvé déstabilisé de devoir intervenir au milieu de l'émoi presque palpable qu'avaient soulevé les témoignages de trois survivants. Pourtant, le Canadien Michaël Marrus a rappelé que l'historien se devait d'utiliser, pour aborder la Shoah, "les mêmes méthodes qu'on applique à la Renaissance, à la Révolution française ou à la première guerre mondiale", que la mémoire des survivants ne pouvait se substituer "à une démarche historique, objective, professionnelle, scientifique". Dominique Borne ne disait pas autre chose quand il cadrait l'enseignement de la Shoah à l'école, dans un entretien au mensuel L'Histoire : "La démarche doit être celle de l'histoire, de la connaissance avant d'être celle de la compassion. [...] Quand d'anciens déportés viennent dans les classes - c'est une pratique que nous encourageons -, c'est en témoins qu'ils doivent apparaître et non en historiens."
A Stockholm, il semblait évident qu'une ère allait bientôt s'achever, celle des témoins. Il apparaissait aussi que le travail des historiens ne faisait que commencer, à mesure que s'ouvraient les archives. Ce qui, pour la mémoire, est une assez bonne garantie d'être transmise aux générations futures.
Xavier Ternisien
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