Fallait pas provoquer
La cause est entendue : Dieu et ses prophètes, quel que soit le nom de scène qu’ils empruntent, sont amour. Quiconque ose prétendre le contraire mérite de griller dans les chaudrons de Satan, qui, lui, en revanche, n’est pas un type sympa. Et il est désormais acquis que lorsqu’ils se produisent sous l’appellation d’Allah et Mahomet la sentence ne souffre aucune dérogation. Si l’on a le malheur d’insinuer que le Coran, ce n’est pas franchement Les aventures de Winnie l’ourson et que ses héros sont plus des viandards que des poètes, on se retrouve avec sa photo et ses coordonnées sur Internet, assorties d’une condamnation à mort.
Le 19 septembre dernier, donc, Robert Redeker, professeur de philosophie et polémiste revendiqué, a signé dans Le Figaro une tribune dans laquelle il traite Mahomet de « chef de guerre impitoyable, pillard, massacreur de juifs et polygame » et où il s’emploie, parfois très brutalement et avec des arguments théologiques qui n’engagent que lui, à démontrer que Benoît XVI a eu raison de dire que l’islam est une religion intrinsèquement violente.
Bien plus qu’un appel à l’affrontement inter-religieux, ce texte est une exhortation à la méfiance, ce qui traduit une peur presque panique de voir l’intolérance et le fanatisme gagner toujours plus de terrain dans le monde démocratique. Peur, semble-t-il non sans fondements : depuis la parution de cette tribune, Robert Redeker vit sous protection policière permanente et est obligé de changer de domicile tous les deux jours, tant les menaces de mort à son encontre se multiplient.
C’est devenu rituel : qu’un artiste, un dessinateur, un écrivain, un cinéaste, un journaliste, un intellectuel « insulte le prophète », et le voilà promis à l’égorgement, tandis qu’un peu partout dans le monde des foules instrumentalisées brûlent tout ce qui leur tombe sous la torche – drapeaux, journaux, ambassades, églises – afin de montrer aux infidèles combien l’islam est une religion apaisée.
Dans le même temps, le soutien que le blasphémateur – ou la blasphématrice, ce qui aggrave son cas –est en droit d’attendre du côté des grandes-démocraties-garantes-de-la-liberté-de-pensée se fait de plus tiédasse. On prend soin de critiquer son manque de discernement ou de talent – son dessin n’est pas drôle, son film est de mauvais goût, son texte est nul -, on souligne la « provocation », parfois avant même de réprouver les menaces qui pèsent sur sa vie. C’était déjà perceptible pendant l’affaire des caricatures, cela devient flagrant aujourd’hui.
Mettons sur le compte de la lenteur administrative le fait que les syndicats d’enseignants ont mis une semaine à se réveiller. Supposons aussi que la réaction du ministre de l’Education nationale, Gilles de Robien – qui a déclaré qu’ « un fonctionnaire doit se montrer prudent et modéré en toutes circonstances » - est due à une soudaine remontée de mollesse centriste. Passons enfin sur la belle démonstration de faux culterie du Figaro, qui, en première page de son édition du 29 septembre affirmait soutenir Robert Redeker – sans le nommer – tout en se disant en désaccord avec ses idées et la « façon dont elles s’expriment parfois », alors que, pour la mise en page de la tribune incriminée, le journal a choisi de mettre en évidence, précisément, l’ « insulte » à Mahomet.
Pour le reste, si l’on excepte la prise de position claire de nos amis du Manifeste des libertés et un texte de soutien sans ambiguïté signé par Claude Lanzman et le comité de rédaction de la revue Les temps modernes, la ligne est à peu près la même pour tout le monde : on condamne bien sûr les menaces de mort dont robert Redeker fait l’objet – cela demeure encore le minimum requis -, mais on sous-entend plus ou moins ouvertement qu’il ne l’a pas volé et, qu’il ne doit jouer ni les étonnés, ni les martyrs. Comme s’il était désormais admis qu’à une violence symbolique on réponde par une violence physique. Comme si l’injure, ou ce qu’on suppose comme telle, appelait automatiquement la balle dans la tête.
Cette volonté de renvoyer dos à dos le « provocateur » et les allumés qui veulent sa peau est exprimée sans détour par Sa Sainteté Mouloud Aounit dans un communiqué : « c’est d’abord à ses propres limites que vient de se heurter Monsieur Redeker. Preuve, s’il en était besoin, que toute forme de violence en appelle hélas d’autres en retour, parfois plus extrémistes encore. » Pour le secrétaire général du MRAP, Robert Redeker est moins une victime qu’un « philosophe amateur de polémiques dont il croyait sans doute sortir à jamais indemne ». On ne saurait être plus explicite. Du côté de la Mosquée de Paris et du Conseil français du culte musulman, on considère en prime que la République perd son temps et l’argent du contribuable en protégeant quelqu’un qui ne risque rien.
C’est du moins ce qu’on est en droit de supposer, à entendre Dalil Boubakeur souligner que « ces menaces tonitruantes sont souvent des gesticulations sans lendemain. » C’est vrai, aucune balle n’a jamais atteint Théo Van Gogh. Il s’est tué en tombant de son vélo. Thierry Meyssan ne l’a pas encore prouvé, mais, au train où vont les choses, cela ne saurait tarder.
On peut discuter le contenu, le ton et les arguments de la tribune de Robert Redeker, mais pas relativiser le fait qu’il risque sa vie. Or, c’est ce qu’on fait depuis plusieurs jours, sans que cela suscite débat. C’est tout le problème : à chaque nouvelle polémique sur l’islam, on franchit un palier supplémentaire et l’on consent à abandonner un peu plus des principes qui fondent nos démocraties – c’est d’autant plus ennuyeux que, désormais, ces « affaires » se succèdent à un rythme soutenu. On en arrive aujourd’hui, à Berlin, à déprogrammer préventivement un opéra pour « raisons de sécurité », de crainte qu’une scène où le roi de Crète brandit la tête coupée de Mahomet soit vécue par la communauté musulmane comme une atteinte à sa dignité et engendre des troubles. Communauté qui, dans son immense majorité, n’en demande pas tant et se réjouit au contraire de vivre dans un pays où l’on ne risque pas la lapidation ou la pendaison pour un écrit de travers.
Ce « respect » que l’on affirme ainsi, de bonne foi ou non, avoir à l’égard de tous les musulmans, on ne le témoigne en fait qu’à une infime partie d’entre eux : ces dignitaires religieux et ces dirigeants totalitaires qui prétendent incarner l’islam pour imposer, à l’intérieur de leurs frontières et au-delà si affinités, un système politique qui n’a pas grand chose à voir avec la démocratie.
« L’identité » religieuse, lorsqu’elle est revendiquée et instrumentalisée avec autant d’acharnement, n’est que le masque d’une volonté politique. Le port du voile, par exemple, qui est à géométrie variable selon l’interprétation des textes et la dureté des régimes islamiques, est moins l’application d’un rite religieux que la marque d’un ordre social pour le poins contestable. Il n’est pas l’expression publique de la volonté supposée d’une divinité, mais celle de la soumission de la femme à l’homme. Est-ce respectable ? Visiblement, il est des démocrates éclairés pour penser que ça l’est…
La situation a de quoi inquiéter. Nos dirigeants, main dans la main avec quelques individus qui espèrent prospérer sur le terreau communautariste, sont partis pour nous faire vivre dans un monde où un prof de philo menacé de mort pour s’en être pris à un livre sacré – car c’est bien cela, et uniquement cela, qui a motivé les appels au meurtre – est un « provocateur », tandis que le président iranien Ahmadinedjad, qui veut se doter de l’arme nucléaire et juge raisonnable de rayer Israël de la carte, est un « stabilisateur ». Dans l’intérêt de la paix civile, il ne faut pas jeter de l’huile sur le feu. En revanche, on peut mettre du plutonium dans la centrifugeuse.
Certes, le respect est une valeur qu’il faut promouvoir. Mais le respect de l’individu, indispensable en démocratie, n’exclut pas la mise en cause, même violent, de ses idées et superstitions. Que tous ceux qui estiment qu’on ne doit pas « aller trop loin » dans la critique religieuse ou politique se méfient : le « loin » se rapproche à grande vitesse. Un beau jour, ils risquent de l’avoir sous le nez, au point de ne plus pouvoir, eux non plus, ouvrir la bouche.
Gérard Biard
Charlie Hebdo – édition du 4 octobre 2006
La cause est entendue : Dieu et ses prophètes, quel que soit le nom de scène qu’ils empruntent, sont amour. Quiconque ose prétendre le contraire mérite de griller dans les chaudrons de Satan, qui, lui, en revanche, n’est pas un type sympa. Et il est désormais acquis que lorsqu’ils se produisent sous l’appellation d’Allah et Mahomet la sentence ne souffre aucune dérogation. Si l’on a le malheur d’insinuer que le Coran, ce n’est pas franchement Les aventures de Winnie l’ourson et que ses héros sont plus des viandards que des poètes, on se retrouve avec sa photo et ses coordonnées sur Internet, assorties d’une condamnation à mort.
Le 19 septembre dernier, donc, Robert Redeker, professeur de philosophie et polémiste revendiqué, a signé dans Le Figaro une tribune dans laquelle il traite Mahomet de « chef de guerre impitoyable, pillard, massacreur de juifs et polygame » et où il s’emploie, parfois très brutalement et avec des arguments théologiques qui n’engagent que lui, à démontrer que Benoît XVI a eu raison de dire que l’islam est une religion intrinsèquement violente.
Bien plus qu’un appel à l’affrontement inter-religieux, ce texte est une exhortation à la méfiance, ce qui traduit une peur presque panique de voir l’intolérance et le fanatisme gagner toujours plus de terrain dans le monde démocratique. Peur, semble-t-il non sans fondements : depuis la parution de cette tribune, Robert Redeker vit sous protection policière permanente et est obligé de changer de domicile tous les deux jours, tant les menaces de mort à son encontre se multiplient.
C’est devenu rituel : qu’un artiste, un dessinateur, un écrivain, un cinéaste, un journaliste, un intellectuel « insulte le prophète », et le voilà promis à l’égorgement, tandis qu’un peu partout dans le monde des foules instrumentalisées brûlent tout ce qui leur tombe sous la torche – drapeaux, journaux, ambassades, églises – afin de montrer aux infidèles combien l’islam est une religion apaisée.
Dans le même temps, le soutien que le blasphémateur – ou la blasphématrice, ce qui aggrave son cas –est en droit d’attendre du côté des grandes-démocraties-garantes-de-la-liberté-de-pensée se fait de plus tiédasse. On prend soin de critiquer son manque de discernement ou de talent – son dessin n’est pas drôle, son film est de mauvais goût, son texte est nul -, on souligne la « provocation », parfois avant même de réprouver les menaces qui pèsent sur sa vie. C’était déjà perceptible pendant l’affaire des caricatures, cela devient flagrant aujourd’hui.
Mettons sur le compte de la lenteur administrative le fait que les syndicats d’enseignants ont mis une semaine à se réveiller. Supposons aussi que la réaction du ministre de l’Education nationale, Gilles de Robien – qui a déclaré qu’ « un fonctionnaire doit se montrer prudent et modéré en toutes circonstances » - est due à une soudaine remontée de mollesse centriste. Passons enfin sur la belle démonstration de faux culterie du Figaro, qui, en première page de son édition du 29 septembre affirmait soutenir Robert Redeker – sans le nommer – tout en se disant en désaccord avec ses idées et la « façon dont elles s’expriment parfois », alors que, pour la mise en page de la tribune incriminée, le journal a choisi de mettre en évidence, précisément, l’ « insulte » à Mahomet.
Pour le reste, si l’on excepte la prise de position claire de nos amis du Manifeste des libertés et un texte de soutien sans ambiguïté signé par Claude Lanzman et le comité de rédaction de la revue Les temps modernes, la ligne est à peu près la même pour tout le monde : on condamne bien sûr les menaces de mort dont robert Redeker fait l’objet – cela demeure encore le minimum requis -, mais on sous-entend plus ou moins ouvertement qu’il ne l’a pas volé et, qu’il ne doit jouer ni les étonnés, ni les martyrs. Comme s’il était désormais admis qu’à une violence symbolique on réponde par une violence physique. Comme si l’injure, ou ce qu’on suppose comme telle, appelait automatiquement la balle dans la tête.
Cette volonté de renvoyer dos à dos le « provocateur » et les allumés qui veulent sa peau est exprimée sans détour par Sa Sainteté Mouloud Aounit dans un communiqué : « c’est d’abord à ses propres limites que vient de se heurter Monsieur Redeker. Preuve, s’il en était besoin, que toute forme de violence en appelle hélas d’autres en retour, parfois plus extrémistes encore. » Pour le secrétaire général du MRAP, Robert Redeker est moins une victime qu’un « philosophe amateur de polémiques dont il croyait sans doute sortir à jamais indemne ». On ne saurait être plus explicite. Du côté de la Mosquée de Paris et du Conseil français du culte musulman, on considère en prime que la République perd son temps et l’argent du contribuable en protégeant quelqu’un qui ne risque rien.
C’est du moins ce qu’on est en droit de supposer, à entendre Dalil Boubakeur souligner que « ces menaces tonitruantes sont souvent des gesticulations sans lendemain. » C’est vrai, aucune balle n’a jamais atteint Théo Van Gogh. Il s’est tué en tombant de son vélo. Thierry Meyssan ne l’a pas encore prouvé, mais, au train où vont les choses, cela ne saurait tarder.
On peut discuter le contenu, le ton et les arguments de la tribune de Robert Redeker, mais pas relativiser le fait qu’il risque sa vie. Or, c’est ce qu’on fait depuis plusieurs jours, sans que cela suscite débat. C’est tout le problème : à chaque nouvelle polémique sur l’islam, on franchit un palier supplémentaire et l’on consent à abandonner un peu plus des principes qui fondent nos démocraties – c’est d’autant plus ennuyeux que, désormais, ces « affaires » se succèdent à un rythme soutenu. On en arrive aujourd’hui, à Berlin, à déprogrammer préventivement un opéra pour « raisons de sécurité », de crainte qu’une scène où le roi de Crète brandit la tête coupée de Mahomet soit vécue par la communauté musulmane comme une atteinte à sa dignité et engendre des troubles. Communauté qui, dans son immense majorité, n’en demande pas tant et se réjouit au contraire de vivre dans un pays où l’on ne risque pas la lapidation ou la pendaison pour un écrit de travers.
Ce « respect » que l’on affirme ainsi, de bonne foi ou non, avoir à l’égard de tous les musulmans, on ne le témoigne en fait qu’à une infime partie d’entre eux : ces dignitaires religieux et ces dirigeants totalitaires qui prétendent incarner l’islam pour imposer, à l’intérieur de leurs frontières et au-delà si affinités, un système politique qui n’a pas grand chose à voir avec la démocratie.
« L’identité » religieuse, lorsqu’elle est revendiquée et instrumentalisée avec autant d’acharnement, n’est que le masque d’une volonté politique. Le port du voile, par exemple, qui est à géométrie variable selon l’interprétation des textes et la dureté des régimes islamiques, est moins l’application d’un rite religieux que la marque d’un ordre social pour le poins contestable. Il n’est pas l’expression publique de la volonté supposée d’une divinité, mais celle de la soumission de la femme à l’homme. Est-ce respectable ? Visiblement, il est des démocrates éclairés pour penser que ça l’est…
La situation a de quoi inquiéter. Nos dirigeants, main dans la main avec quelques individus qui espèrent prospérer sur le terreau communautariste, sont partis pour nous faire vivre dans un monde où un prof de philo menacé de mort pour s’en être pris à un livre sacré – car c’est bien cela, et uniquement cela, qui a motivé les appels au meurtre – est un « provocateur », tandis que le président iranien Ahmadinedjad, qui veut se doter de l’arme nucléaire et juge raisonnable de rayer Israël de la carte, est un « stabilisateur ». Dans l’intérêt de la paix civile, il ne faut pas jeter de l’huile sur le feu. En revanche, on peut mettre du plutonium dans la centrifugeuse.
Certes, le respect est une valeur qu’il faut promouvoir. Mais le respect de l’individu, indispensable en démocratie, n’exclut pas la mise en cause, même violent, de ses idées et superstitions. Que tous ceux qui estiment qu’on ne doit pas « aller trop loin » dans la critique religieuse ou politique se méfient : le « loin » se rapproche à grande vitesse. Un beau jour, ils risquent de l’avoir sous le nez, au point de ne plus pouvoir, eux non plus, ouvrir la bouche.
Gérard Biard
Charlie Hebdo – édition du 4 octobre 2006