L'assourdissant silence des intellectuels
Pourquoi les intellectuels juifs se taisent-ils devant les frappes israéliennes au Liban? Comment accepter qu'Israël s'en prenne à des civils au nom de la lutte contre le Hezbollah?
Daniel Salvatore SCHIFFER
Philosophe belge
Ecrivain, auteur de l'essai "Les intellos ou la dérive d'une caste"(1)
Ainsi la guerre fait-elle à nouveau rage, après un peu plus de vingt ans d'une relative accalmie, entre Israël et le Liban. Conflit à ce point douloureux, sur le plan humain, et complexe, sur le plan historique, qu'il ne m'appartient pas de tenter d'en exhumer les causes profondes, ni d'en identifier les réels coupables. L'histoire, seule, jugera!
Certes Israël, dont le passé est particulièrement douloureux tant l'holocauste, ce crime aussi impardonnable qu'unique dans les annales de l'humanité, détermina sa naissance même, est-il en droit de répondre par la force - la voix des armes lorsque tout langage diplomatique se voit épuisé par l'inaltérable haine d'un ennemi séculaire - à ces incessants et odieux actes de barbarie dont font tour à tour preuve, parfois conjointement, tant les milices du Hezbollah, postées au sud du Liban, que les terroristes du Hamas, implantés au coeur de Gaza.
Une chose, quelles que soient les raisons de cette récente escalade de violence, demeure cependant inadmissible, cette fois, de la part d'Israël, nation démocratique à la tradition pourtant aussi exemplaire, sur le plan politique, qu'admirable, sur le plan moral: la disproportion, féroce et irrationnelle, de sa riposte!
Car comment accepter qu'Israël, pour se défendre certes légitimement de ces fanatiques "parti de Dieu" (le Hezbollah) et autres "fous d'Allah" (le Hamas), s'en prenne aussi sauvagement aux infrastructures civiles et économiques d'un pays déjà aussi meurtri que le Liban, pays souverain mais néanmoins coincé entre ces deux monstres que sont, sur le plan religieux, l'Iran et, sur le plan militaire, la Syrie? Avec, comme conséquence à ces terribles destructions et ce danger constant, des milliers de pauvres gens (femmes, vieillards, enfants) jetés une fois de plus, sans pitié ni compassion, sur les difficiles et sombres routes, tout comme hier les Kosovars sous le feu des Serbes, d'un tout aussi inique et cruel exode.
Non: Israël, pays de noble et ancestrale éthique biblique, ne peut pas se rendre lui aussi responsable, à l'instar de ceux qu'il combat à juste titre, de pareil massacre! Non: le Liban, pays d'extrême richesse humaine et culturelle, ne mérite pas pareil sort, ni semblable châtiment!
Je le dis d'autant plus haut et fort que l'intellectuel juif que je suis n'hésita pas naguère, lors de la première Guerre du Golfe, à prendre l'avion, avec quelques-uns de ses pairs, pour aller soutenir, au péril de sa vie, le peuple d'Israël, de Jérusalem à Tel-Aviv et Haïfa, contre les scuds que lançait alors, trônant sur un Irak que les Américains avaient déjà envahi, Saddam Hussein.
Mais ce qu'il y a de plus accablant, en ce malheur qui vient de s'abattre une nouvelle fois sur ces deux pays martyrs que sont Israël et le Liban, c'est l'assourdissant silence des intellectuels. Les fameux et honorables "prix Nobel de la paix", surtout: ceux-là mêmes, Elie Wiesel en tête, qui, il y a quelques semaines à peine, sur le splendide site de Petra, discutèrent, flanqués d'Ehud Olmert et de Shimon Peres, sous les auspices mêmes du roi de Jordanie, des espoirs de paix au Proche-Orient.
Ceux-là, au lieu de pérorer en vain sous les fastes dorés d'un pouvoir qui ne tient que trop rarement ses promesses, feraient mieux aujourd'hui, pour se montrer dignes de leur illustre titre, de s'élever avec un peu plus de sérieux, dût-il leur coûter quelques puissantes amitiés, contre l'innommable crime en train de se commettre à l'heure actuelle, dans une indifférence quasi générale, sous le ciel ensanglanté de Beyrouth.
Cette estimable réunion des "prix Nobel de la paix" n'a-t-elle donc été que la méprisable caution morale et intellectuelle d'un nouvel acte de guerre, injustifiable à bien des égards?
L'histoire a, parfois, de ces pénibles paradoxes!
(1) (Ed. L'Age d'homme) ainsi que "Grandeur et Misère des Intellectuels" (Ed. du Rocher), Bibliothèque du Temps Présent (Ed. Le Phare).
© La Libre Belgique 2006 – 20 juillet,