La différence, à mon avis, c’est que le Hezbollah n’a pas besoin d’atteindre d’objectif. En réalité, tu poses les bonnes questions : qu’est ce que gagner, qu’est ce que perdre ? Les armées occidentales et l’armée israélienne sont confrontés au même problème, ce que l’on appelle la « posture de non-victoire ». On n’a pas perdu: sur le papier, on est arrivé à tous ses objectifs. Mais on n’a pas gagné non plus : la situation est incertaine, on ne peut lâcher du terrain sinon ça recommence. Regarde l’Afghanistan, l’Irak, et avant cela toutes les guerres insurrectionnelles.
Je ne dis pas qu’Israël a perdu cet été, ni avant, ni maintenant, mais je dis qu’Israël va perdre, à terme, c’est absolument certain, et j’explique cela par deux éléments.
Le premier, c’est le coût. C’est bien d’avoir des armes super-perfectionnées capables de bousiller un type sur un vélo à 30 km, des avions ou des chars hors de prix, mais ça coûte très cher. Et ce coût, vu la friabilité de l’économie israélienne, est intenable à terme. En plus, ce ne sont pas les bonnes solutions. Les seuls, dans l’histoire, à avoir appliqué la bonne solution à un conflit insurrectionnel d’envergure était l’armée française en Algérie, qui a battu le rappel des classes, et à envoyer des milliers de types ratisser le bled et les djebels. Aux accords d’Evian, la situation était quasi stabilisée. Mais à quel prix ? Même pour les Américains au Vietnam, qui sont arrivés vers 68 au même résultat de stabilisation, c’était trop cher. Ils ont stabilisé, se sont retirés et en 4 ans c’était fini (pour des tas de raisons, dont la corruption du régime en place).
Donc la solution serait d’utiliser de la piétaille plutôt que des armes perfectionnées ? Oui, peut-être, mais le coût d’un rappel de classes et du maintient de forces d’occupation est presque un jeu à sommes égales avec le coût de la technologie dans le premier cas de figure. C’est cher : maintient de jeunes gens hors des circuits économiques (même si le marché de l’emploi israélien est fluctuant et que l’armée est une bonne manière d’améliorer les chiffres du chômage), entretient de troupes en opérations (ex. munitions largement dépensées en ops etc.) , et surtout le coût humain.
Là, on arrive au second élément : le coût humain, la capacité de résilience et d’acceptation. L’israélien « moyen » a-t-il la motivation ? Dans un précédent post, je parlais de la démotivation des soldats de Tsahal. Il est intéressant d’examiner l’évolution et « l’alourdissement » de la structure militaire israélienne en parallèle à « l’embourgeoisement » de la société israélienne. Dans les années 50 et 60, la motivation était dans le camp des israéliens: ils arrivaient de nulle part, ils étaient dos à la mer, motivés par des doctrines souvent d’inspiration collectiviste, ils n’avaient rien et donc rien à perdre. Avec des chars et des avions achetés au prix de la ferraille, puis plus tard avec ce qu’ils trouvaient à deux qui voulaient bien leur vendre – et à l’époque, il ne faut pas oublier que les USA n’ont pas choisi leur camp, ils ont une politique claire de séduction vis-à-vis des arabes pas encore dans le camp soviétique – ils ont battu toutes les armées mieux organisées et équipées.
Mais, encore une fois, ils n’avaient rien à perdre. Ceux d’en face, par contre, avaient tout à perdre : fraîchement décolonisés, profitant des structures, de l’opulence, du confort dans lequel leurs ex-métropoles les avaient laissés, la motivation de l’égyptien, du syrien, et plus encore du jordanien ou du libanais à aller bouffer de l’israélien n’est pas évidente, d’autant que l’aspect religieux n’est pas mis en évidence dans des pays arabes se définissant plutôt comme laïques à l’époque, et ne surfant pas encore sur la vague religieuse.
Maintenant, le rapport est inverse : qui est acculé, qui n’a rien à perdre ? Les palestiniens. Le changement date des années 70. Après la victoire des 6 jours, Israël s’installe dans des bunkers le long des zones tampons, et se la coule douce, la discipline se relâche, les conscrits glandent, l’entraînement est négligé. L’armée sera d’ailleurs secouée par plusieurs affaires de corruption dans les années 80 datant de cette époque de relâchement. La corruption est toujours un mauvais signe de l’état d’une armée.
L’économie va mieux, elle va bien en fait : entre sa création et les années 70, Israël est en réalité plus pauvre que les pays arabes qui l’entourent. La gestion à la soviétique de l’Egypte et de la syrie finissent de dilapider les bénéfices de la décolonisation, tandis que le confort dans lequel Israël vit depuis 67 permet de libérer de l’énergie pour le commerce. Le rapport de richesse s’inverse, l’israélien s’embourgeoise, les chiffres d’achat de voitures, de télés, bref, tout ce qui fait la middle-class à l’occidentale explosent d’ailleurs dans les stats d’import du pays à cette époque. Des signes qui ne trompent pas.
Tu te souviens du « better red than dead » des pacifistes dans les années 70 ? Hé bien la situation est la même : même si la défense du pays est sacrée, et sans doute infiniment plus ancrée chez l’israélien que chez l’européen, l’embourgeoisement induit tout de même un changement de priorité chez le citoyen, qui est subitement moins motivé à faire ses périodes de rappel et moins encore d’aller faire le coup de feu dans la bekaa quand il a un boulot et une famille que quand il n’a rien. Logique.
Or, on est toujours dans cette logique : comme les sociétés occidentales n’acceptant d’autre doctrine que celle du « zéro-mort » (dans leur camp), la société israélienne a de plus en plus de mal à supporter la pression constante sur son armée, et les pertes. Ajoute à cela l’action hors des lois de la guerre d’un adversaire musulman complètement taré qui lynche ou enlève ses soldats, et on arrive à une situation qui est à terme intenable pour la société israélienne dans sa grande majorité.
Et puis, dernier point annexe, la motivation est très variable et la société israélienne tend elle-même à se communautariser, ou se stratifier. Les Sépharades ont vu arriver les ashkénazes avec une certaine méfiance il y a 50 ans, et ils n’avaient pas tort car ceux-ci ont trustés tous les postes clés de la vie politique et militaire israélienne contre ceux qu’ils considéraient souvent comme des arabes améliorés. Le premier général d’extraction sépharade nommé dans tsahal a été créé un remous à la taille de la qualification de la première femme pilote de chasse, c’est dire. Et puis, maintenant, les israéliens installés doivent toujours absorber les arrivants des ex-pays communistes qui semblent vivre leur vie propre. L’union sacrée des premiers temps, elle n’existe plus, autant que je sache, mais tu connais cela mieux que moi sans aucun doute.
Non, je ne pense pas qu’Israël puisse s’en sortir par la force. Et je n’examine même pas, ici, les éléments extérieurs. Après tout, la politique US vis-à-vis d’Israël (pour ne prendre que les USA) a changé de manière notoire sous Nixon ou Carter. Les USA ont été beaucoup moins partiaux sous Clinton, ça balance pas mal à Washington, ça balance pas mal. Qui sais de quoi sera fait demain, quand les faucons auront quitté la maison blanche ?
Mais Israël n’a plus ni les reins (moyens économiques), ni la volonté de l’épreuve de force, à mon avis. Et cela augmente le risque du déploiement d’une brutalité militaire croissante comme sortie d’une impasse, ce qui n’arrangera rien.