Qui aurait parié un seul instant, à l’aube du nouveau millénaire, que l’intégrisme religieux serait promis à un tel avenir, envahissant l’espace politique citoyen ? Depuis l’effondrement de l’Union soviétique qui a permis à certains de proclamer la fin de l’Histoire, nous assistons, effarés, à l’irruption, au nom de la démocratie, du pluralisme, de la diversité, du droit à la différence et du communautarisme, du religieux dans la sphère politique.
Intégrismes vs démocratie
Comme le dit si bien Georges Corm dans la magistrale et courageuse œuvre qu’il vient de consacrer à La question religieuse au XXIe siècle*, « nous ne sommes plus comme autrefois des libéraux, des socialistes, des communistes, des nationalistes des pays nouvellement indépendants… Nous sommes désormais d’abord des laïcs à la « française » ou des multiculturalistes à « l’anglo-saxonne », des habitants de pays émergents en quête de démocratie et, sûrement, des juifs, des chrétiens, et des musulmans, des catholiques, des protestants, des orthodoxes, des sunnites, des chiites, des hindouistes ou des bouddhistes.»
Pourquoi cette régression de la citoyenneté au profit d’identités religieuses qui provoquent les ravages que l’on voit aujourd’hui partout ?
Qui en sont les responsables ? Qui en sont les bénéficiaires ?
Dans ce dossier de dix-neuf pages, Georges Corm, auteur du réputé Le Proche-Orient éclaté, Jean-Pierre Chevènement, auteur de Le vert et le noir : intégrisme, pétrole, dollar, et Tariq Ali, militant et écrivain trotskiste britannique, auteur de Bush à Babylone ou la recolonisation de l’Irak, nous livrent leurs analyses au cours d’entretiens denses. Tous les trois rejettent l’instrumentalisation du religieux au profit d’intérêts et de stratégies de domination. Pour sa part, Me Habib Ben Achour, juriste tunisien, démystifie l’imposture intégriste. Qui s’observe dans des pays aussi différents que le Nigéria, certains pays du Sahel, le Maroc et la Libye.
En conclusion, qu’il soit islamique, chrétien ou juif, l’intégriste est partout le même : s’arrogeant des droits et des libertés qu’il nie aux autres, il investit de plus en plus le champ politique, qu’il rend irrespirable. Nous en sommes convaincus : seul un sursaut républicain et citoyen sera à même de lui barrer la route.
Interview
Pour contrer la manipulation politique des trois monothéismes et la vague anti-égalitariste à l’œuvre dans l’idéologie néo-conservatrice occidentale qui veut dominer le monde, Georges Corm, intellectuel érudit et engagé, appelle à un pacte laïc international. Salutaire.
« Républicains de tous les pays, unissez-vous ! »
Propos recueillis par Majed Nehmé
Dans La question religieuse au XXIe siècle que vous venez de publier*, vous réfutez la pensée dominante concernant la prétendue irruption du religieux dans le politique. Comment expliquez-vous le recul des idées des Lumières et l’inexorable montée en puissance de mouvements politiques qui ne cachent plus leur identité religieuse ?
Déjà, dans mon ouvrage L’Europe et l’Orient, j’avais décrit ce que j’appelais une guerre civile européenne entre principes modernes de gouvernement issus de la philosophie des Lumières et des principes de la Révolution française et la conception traditionnelle de la monarchie de droit divin et des droits et statuts différents consacrant et perpétuant l’inégalité sociale. Dans ce dernier ouvrage, j’approfondis cette idée, qui me paraît une clé d’explication importante des tourments du monde au cours des dernières décades.
Dans la conception anti-égalitaire traditionnelle, la religion est un ciment fondamental qui permet de faire accepter que les hommes aient des droits et des statuts sociaux différents, qu’il y ait des pauvres et des riches, des faibles et des puissants. Cette conception, que l’on pensait disparue depuis le milieu du siècle dernier après les carnages de la Seconde Guerre mondiale et la généralisation des idées humanistes républicaines, est réapparue en force à partir des années quatre-vingt. L’effondrement des modèles socialistes a facilité ce basculement majeur où toutes les tendances anti-égalitaristes réprimées se sont senties le vent en poupe pour s’exprimer sans entraves.
La grande philosophe allemande, Hanna Arendt, avait d’ailleurs déjà dénoncé dans un ouvrage prémonitoire (Essai sur la révolution), écrit il y a plus de quarante ans, le rôle des Etats-Unis dans l’abandon des grands principes de la révolution américaine qui se voulait une nouvelle «refondation du monde». Ce rôle négatif s’est accru considérablement au cours des dernières décades, en puisant ses énergies dans une tradition fondamentaliste de certaines églises protestantes aux Etats-Unis toujours très vivace, dite «littéralisme» ou lecture de l’Ancien Testament à la lettre et non point sur le mode symbolique. En Europe, des bataillons d’intellectuels marxistes reconvertis au néo-conservatisme américain ont achevé le travail de sape des fondements philosophiques de l’humanisme moderne.
Je reconstitue et décris ce cheminement dans mon dernier ouvrage et le rattache aux traditions anti-révolutionnaires européennes. Cependant que je rappelle, dans un long chapitre, que l’origine des violences totalitaires modernes n’est pas à chercher dans la Révolution française, notamment les mois de « Terreur », mais bien dans le siècle et demi de guerres de religion qui a ravagé l’Europe entre 1515 et 1650, ainsi que dans l’Inquisition pratiquée par l’Eglise catholique durant plusieurs siècles. C’est une imposture intellectuelle des nouveaux philosophes français que d’avoir chargé la Révolution française pour faciliter le retour d’une culture anti-égalitariste et anti-humaniste.
Situez-vous la dernière victoire du Hamas en Palestine dans ce contexte ? Indirectement seulement, car la montée de ce que l’on nomme « l’islam politique » est la conséquence directe de l’abandon du nationalisme laïc partout dans le monde. Dans le monde arabe, l’échec du panarabisme laïc et anti-impérialiste à organiser une solidarité arabe qui résiste à la dynamique de conquête de l’Etat d’Israël dans la région et à assurer un développement économique qui profite aux groupes sociaux défavorisés et exclus, qui restent nombreux, a ouvert la porte à tous les déçus de la modernité et de la laïcité républicaine. Dans cet islam dit « politique », il y a de très nombreuses tendances et une complexité qui ne peut se réduire à une appellation simple ; c’est aussi un monde d’ambiguïtés et de symboliques.
Surtout, il faut bien voir que le Hamas ou le Hezbollah au Liban, même s’ils sont nés dans des conjonctures ambiguës, parce que favorisés au départ par les Israéliens pour achever de marginaliser les mouvements panarabes laïques (dont la plupart des mouvements palestiniens), sont devenus des expressions authentiques de résistance à l’oppression quotidienne multiforme pratiquée par l’armée israélienne occupante. D’où leur popularité très forte, due aussi au fait qu’ils restent loin de tous les circuits de corruption et dépensent efficacement les aides qu’ils reçoivent dans le domaine social au profit des plus défavorisés. Leur discours est le produit d’un équilibre délicat entre, d’un côté, l’appel à un retour à l’islam que j’appelle mythologique dans tous les aspects de la vie sociale et politique et, de l’autre côté, le respect des autres composantes de la société palestinienne ou libanaise qui ne partagent pas cet appel à un imaginaire religieux. Mais surtout, à mon sens, leur résistance armée et le refus de céder à la puissance occupante et à tous ses alliés dans le monde occidental donnent aux jeunes générations le sentiment d’une dignité retrouvée, tel qu’il n’a plus existé depuis la disparition du leader charismatique et laïc qu’était Jamal Abdel Nasser.
Depuis des décennies, plus exactement depuis la défaite des mouvements nationalistes d’essence séculaire en 1967, les régimes arabes entrent en compétition malsaine et parfois suicidaire avec les mouvements intégristes. A quoi attribuez-vous cette dérive ?
Justement, depuis l’effondrement de l’empire ottoman et la division de ses provinces arabes en plusieurs entités rivales et soumises à des influences externes diverses, les régimes en place se sont livrés à des surenchères catastrophiques qui ont pris des couleurs différentes suivant les époques. C’est ce que j’ai longuement décrit dans mon ouvrage Le Proche-Orient éclaté. Monarchies contre républiques, monarchies en rivalité entre elles, républiques en rivalité entre elles, socialisme et nationalisme arabe laïcs alliés avec l’URSS contre panislamisme fermé mais allié avec les Etats-Unis ; rivalités des partis uniques officiels (mouvement nassérien contre mouvement baathiste, Baath syrien contre Baath iraquien).
De plus, avec l’avènement de la révolution iranienne de 1979, on assiste à l’émergence spectaculaire d’un islam politique chiite qui entre en compétition avec l’islam politique sunnite d’inspiration wahabbite saoudienne ; mais nous avons aussi, aujourd’hui, les rivalités des différents mouvements jihadistes au style « benladénien » entre eux, le regain d’influence électorale du parti des Frères musulmans qui reprennent du poil de la bête en Egypte et en Jordanie, sans compter les partis d’inspiration islamique au Maroc ou dans d’autres pays.
“Dynamique d’échec”
Toute cette fragmentation anarchique dans les systèmes politiques arabes n’est que le résultat de ce que j’appelle une « dynamique d’échec » qui s’est emparée des sociétés arabes depuis la défaite militaire contre Israël en juin 1967, laquelle a décrédibilisé Nasser et les différents mouvements nassériens dans le monde arabe, puis le mouvement baathiste et, enfin, les partis communistes locaux dont certains membres influents se sont, comme en Europe, reconvertis à l’américanisme « bon chic bon genre ». Beaucoup d’entre eux ont trouvé commode de verser dans l’un ou l’autre des mouvements d’inspiration islamique pour continuer une carrière politique ou médiatique facile.
On a longtemps accusé l’Occident, dans sa guerre contre l’Union soviétique, d’avoir pris fait et cause pour les mouvements intégristes dans leur lutte contre les courants nationalistes arabes. Etait-ce une stratégie réfléchie ou une erreur de jugement ?
Non, cela était bien une stratégie arrêtée par les Etats-Unis et que Brejenski, l’ancien conseiller pour la sécurité du président Carter, avait mise au point. Il ne s’en est jamais caché et a affirmé il y a deux ou trois ans que les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis étaient un prix insignifiant pour l’immense victoire obtenue contre l’Union soviétique.
Quel rôle le wahhabisme saoudien, soutenu idéologiquement et politiquement par les Etats-Unis, a-t-il joué dans la montée en puissance de l’islamisme politique ?
Là aussi c’est une longue histoire. Il faut connaître les circonstances de la naissance du royaume saoudien, encouragé par les Britanniques à l’encontre des Hachémites, gardiens de La Mecque, qui avaient organisé la révolte arabe contre les Ottomans en 1916, en échange de la promesse des Anglais d’aider à constituer un royaume arabe unifié sous leur direction à la fin de la Première Guerre mondiale. Cette promesse, que les Anglais n’ont jamais entendu tenir, les a amenés par la suite à encourager la prise de pouvoir de la famille des Saoud sur le Hedjaz ; cette dernière s’appuyait dans sa conquête sur le mouvement d’islam puritain appelé wahhabisme. C’est donc la carte « islamique » qui, dès l’époque, au début du XXe siècle, a été jouée par le colonialisme contre le nationalisme arabe laïc.
Aussi ne faut-il pas s’étonner que nous retrouvions le royaume au cœur de la politique américaine au Moyen-Orient pour faire la chasse à la modernité laïque acquise par les Arabes dès les débuts de leur renaissance, au début du XIXe siècle (le fameux voyage en France du cheikh de l’Azhar, Tahtawi). La première Nahda arabe (1825-1950) a été enterrée par les vents de la guerre froide et le « réveil » de l’islam (al sahwa), que le Pakistan et l’Arabie Saoudite ont mené dans tout le Tiers-Monde au nom de la lutte contre le communisme athée et au profit des Etats-Unis.
Islamisme vs nationalisme
La Conférence des Etats islamiques, créée par ces deux pays en 1969, sera le cadre de ce prétendu « réveil », mais surtout un concurrent redoutable au mouvement laïc des non-alignés et à la Ligue arabe, dominée elle aussi par l’anti-impérialisme laïc. Les moyens financiers considérables du royaume saoudien à partir de 1973, grâce au quadruplement des prix du pétrole, vont jouer le rôle d’un aimant irrésistible pour la plupart des pays du Tiers-Monde ayant une population musulmane.
Par la suite, la révolution khoméiniste, en 1979, est venue donner un habillage linguistique islamique à l’anti-impérialisme nationaliste et socialiste, mettant sur la défensive tout à la fois le réveil islamique à la mode saoudienne, devenu prédominant grâce aux moyens financiers exceptionnels du royaume, ainsi que le nationalisme iranien ou arabe d’inspiration laïque et socialiste ou communiste.
D’où ces surenchères et ces vapeurs religieuses dont nous ne sortons pas au Moyen-Orient et qui sont alimentées aussi, ne l’oublions pas, par les fondamentalismes juif et protestant qui ont le vent en poupe. La stupide thèse de la « guerre des civilisations » et le nouveau discours sur les valeurs judéo-chrétiennes que l’Occident doit défendre ne font que confirmer les différentes formes de fondamentalisme musulman (chiite et sunnite, violent ou pacifique) dans le fait que seule une mobilisation religieuse peut aider à faire face aux agressions israélienne et américaine.
Intégrismes vs démocratie
Comme le dit si bien Georges Corm dans la magistrale et courageuse œuvre qu’il vient de consacrer à La question religieuse au XXIe siècle*, « nous ne sommes plus comme autrefois des libéraux, des socialistes, des communistes, des nationalistes des pays nouvellement indépendants… Nous sommes désormais d’abord des laïcs à la « française » ou des multiculturalistes à « l’anglo-saxonne », des habitants de pays émergents en quête de démocratie et, sûrement, des juifs, des chrétiens, et des musulmans, des catholiques, des protestants, des orthodoxes, des sunnites, des chiites, des hindouistes ou des bouddhistes.»
Pourquoi cette régression de la citoyenneté au profit d’identités religieuses qui provoquent les ravages que l’on voit aujourd’hui partout ?
Qui en sont les responsables ? Qui en sont les bénéficiaires ?
Dans ce dossier de dix-neuf pages, Georges Corm, auteur du réputé Le Proche-Orient éclaté, Jean-Pierre Chevènement, auteur de Le vert et le noir : intégrisme, pétrole, dollar, et Tariq Ali, militant et écrivain trotskiste britannique, auteur de Bush à Babylone ou la recolonisation de l’Irak, nous livrent leurs analyses au cours d’entretiens denses. Tous les trois rejettent l’instrumentalisation du religieux au profit d’intérêts et de stratégies de domination. Pour sa part, Me Habib Ben Achour, juriste tunisien, démystifie l’imposture intégriste. Qui s’observe dans des pays aussi différents que le Nigéria, certains pays du Sahel, le Maroc et la Libye.
En conclusion, qu’il soit islamique, chrétien ou juif, l’intégriste est partout le même : s’arrogeant des droits et des libertés qu’il nie aux autres, il investit de plus en plus le champ politique, qu’il rend irrespirable. Nous en sommes convaincus : seul un sursaut républicain et citoyen sera à même de lui barrer la route.
Interview
Pour contrer la manipulation politique des trois monothéismes et la vague anti-égalitariste à l’œuvre dans l’idéologie néo-conservatrice occidentale qui veut dominer le monde, Georges Corm, intellectuel érudit et engagé, appelle à un pacte laïc international. Salutaire.
« Républicains de tous les pays, unissez-vous ! »
Propos recueillis par Majed Nehmé
Dans La question religieuse au XXIe siècle que vous venez de publier*, vous réfutez la pensée dominante concernant la prétendue irruption du religieux dans le politique. Comment expliquez-vous le recul des idées des Lumières et l’inexorable montée en puissance de mouvements politiques qui ne cachent plus leur identité religieuse ?
Déjà, dans mon ouvrage L’Europe et l’Orient, j’avais décrit ce que j’appelais une guerre civile européenne entre principes modernes de gouvernement issus de la philosophie des Lumières et des principes de la Révolution française et la conception traditionnelle de la monarchie de droit divin et des droits et statuts différents consacrant et perpétuant l’inégalité sociale. Dans ce dernier ouvrage, j’approfondis cette idée, qui me paraît une clé d’explication importante des tourments du monde au cours des dernières décades.
Dans la conception anti-égalitaire traditionnelle, la religion est un ciment fondamental qui permet de faire accepter que les hommes aient des droits et des statuts sociaux différents, qu’il y ait des pauvres et des riches, des faibles et des puissants. Cette conception, que l’on pensait disparue depuis le milieu du siècle dernier après les carnages de la Seconde Guerre mondiale et la généralisation des idées humanistes républicaines, est réapparue en force à partir des années quatre-vingt. L’effondrement des modèles socialistes a facilité ce basculement majeur où toutes les tendances anti-égalitaristes réprimées se sont senties le vent en poupe pour s’exprimer sans entraves.
La grande philosophe allemande, Hanna Arendt, avait d’ailleurs déjà dénoncé dans un ouvrage prémonitoire (Essai sur la révolution), écrit il y a plus de quarante ans, le rôle des Etats-Unis dans l’abandon des grands principes de la révolution américaine qui se voulait une nouvelle «refondation du monde». Ce rôle négatif s’est accru considérablement au cours des dernières décades, en puisant ses énergies dans une tradition fondamentaliste de certaines églises protestantes aux Etats-Unis toujours très vivace, dite «littéralisme» ou lecture de l’Ancien Testament à la lettre et non point sur le mode symbolique. En Europe, des bataillons d’intellectuels marxistes reconvertis au néo-conservatisme américain ont achevé le travail de sape des fondements philosophiques de l’humanisme moderne.
Je reconstitue et décris ce cheminement dans mon dernier ouvrage et le rattache aux traditions anti-révolutionnaires européennes. Cependant que je rappelle, dans un long chapitre, que l’origine des violences totalitaires modernes n’est pas à chercher dans la Révolution française, notamment les mois de « Terreur », mais bien dans le siècle et demi de guerres de religion qui a ravagé l’Europe entre 1515 et 1650, ainsi que dans l’Inquisition pratiquée par l’Eglise catholique durant plusieurs siècles. C’est une imposture intellectuelle des nouveaux philosophes français que d’avoir chargé la Révolution française pour faciliter le retour d’une culture anti-égalitariste et anti-humaniste.
Situez-vous la dernière victoire du Hamas en Palestine dans ce contexte ? Indirectement seulement, car la montée de ce que l’on nomme « l’islam politique » est la conséquence directe de l’abandon du nationalisme laïc partout dans le monde. Dans le monde arabe, l’échec du panarabisme laïc et anti-impérialiste à organiser une solidarité arabe qui résiste à la dynamique de conquête de l’Etat d’Israël dans la région et à assurer un développement économique qui profite aux groupes sociaux défavorisés et exclus, qui restent nombreux, a ouvert la porte à tous les déçus de la modernité et de la laïcité républicaine. Dans cet islam dit « politique », il y a de très nombreuses tendances et une complexité qui ne peut se réduire à une appellation simple ; c’est aussi un monde d’ambiguïtés et de symboliques.
Surtout, il faut bien voir que le Hamas ou le Hezbollah au Liban, même s’ils sont nés dans des conjonctures ambiguës, parce que favorisés au départ par les Israéliens pour achever de marginaliser les mouvements panarabes laïques (dont la plupart des mouvements palestiniens), sont devenus des expressions authentiques de résistance à l’oppression quotidienne multiforme pratiquée par l’armée israélienne occupante. D’où leur popularité très forte, due aussi au fait qu’ils restent loin de tous les circuits de corruption et dépensent efficacement les aides qu’ils reçoivent dans le domaine social au profit des plus défavorisés. Leur discours est le produit d’un équilibre délicat entre, d’un côté, l’appel à un retour à l’islam que j’appelle mythologique dans tous les aspects de la vie sociale et politique et, de l’autre côté, le respect des autres composantes de la société palestinienne ou libanaise qui ne partagent pas cet appel à un imaginaire religieux. Mais surtout, à mon sens, leur résistance armée et le refus de céder à la puissance occupante et à tous ses alliés dans le monde occidental donnent aux jeunes générations le sentiment d’une dignité retrouvée, tel qu’il n’a plus existé depuis la disparition du leader charismatique et laïc qu’était Jamal Abdel Nasser.
Depuis des décennies, plus exactement depuis la défaite des mouvements nationalistes d’essence séculaire en 1967, les régimes arabes entrent en compétition malsaine et parfois suicidaire avec les mouvements intégristes. A quoi attribuez-vous cette dérive ?
Justement, depuis l’effondrement de l’empire ottoman et la division de ses provinces arabes en plusieurs entités rivales et soumises à des influences externes diverses, les régimes en place se sont livrés à des surenchères catastrophiques qui ont pris des couleurs différentes suivant les époques. C’est ce que j’ai longuement décrit dans mon ouvrage Le Proche-Orient éclaté. Monarchies contre républiques, monarchies en rivalité entre elles, républiques en rivalité entre elles, socialisme et nationalisme arabe laïcs alliés avec l’URSS contre panislamisme fermé mais allié avec les Etats-Unis ; rivalités des partis uniques officiels (mouvement nassérien contre mouvement baathiste, Baath syrien contre Baath iraquien).
De plus, avec l’avènement de la révolution iranienne de 1979, on assiste à l’émergence spectaculaire d’un islam politique chiite qui entre en compétition avec l’islam politique sunnite d’inspiration wahabbite saoudienne ; mais nous avons aussi, aujourd’hui, les rivalités des différents mouvements jihadistes au style « benladénien » entre eux, le regain d’influence électorale du parti des Frères musulmans qui reprennent du poil de la bête en Egypte et en Jordanie, sans compter les partis d’inspiration islamique au Maroc ou dans d’autres pays.
“Dynamique d’échec”
Toute cette fragmentation anarchique dans les systèmes politiques arabes n’est que le résultat de ce que j’appelle une « dynamique d’échec » qui s’est emparée des sociétés arabes depuis la défaite militaire contre Israël en juin 1967, laquelle a décrédibilisé Nasser et les différents mouvements nassériens dans le monde arabe, puis le mouvement baathiste et, enfin, les partis communistes locaux dont certains membres influents se sont, comme en Europe, reconvertis à l’américanisme « bon chic bon genre ». Beaucoup d’entre eux ont trouvé commode de verser dans l’un ou l’autre des mouvements d’inspiration islamique pour continuer une carrière politique ou médiatique facile.
On a longtemps accusé l’Occident, dans sa guerre contre l’Union soviétique, d’avoir pris fait et cause pour les mouvements intégristes dans leur lutte contre les courants nationalistes arabes. Etait-ce une stratégie réfléchie ou une erreur de jugement ?
Non, cela était bien une stratégie arrêtée par les Etats-Unis et que Brejenski, l’ancien conseiller pour la sécurité du président Carter, avait mise au point. Il ne s’en est jamais caché et a affirmé il y a deux ou trois ans que les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis étaient un prix insignifiant pour l’immense victoire obtenue contre l’Union soviétique.
Quel rôle le wahhabisme saoudien, soutenu idéologiquement et politiquement par les Etats-Unis, a-t-il joué dans la montée en puissance de l’islamisme politique ?
Là aussi c’est une longue histoire. Il faut connaître les circonstances de la naissance du royaume saoudien, encouragé par les Britanniques à l’encontre des Hachémites, gardiens de La Mecque, qui avaient organisé la révolte arabe contre les Ottomans en 1916, en échange de la promesse des Anglais d’aider à constituer un royaume arabe unifié sous leur direction à la fin de la Première Guerre mondiale. Cette promesse, que les Anglais n’ont jamais entendu tenir, les a amenés par la suite à encourager la prise de pouvoir de la famille des Saoud sur le Hedjaz ; cette dernière s’appuyait dans sa conquête sur le mouvement d’islam puritain appelé wahhabisme. C’est donc la carte « islamique » qui, dès l’époque, au début du XXe siècle, a été jouée par le colonialisme contre le nationalisme arabe laïc.
Aussi ne faut-il pas s’étonner que nous retrouvions le royaume au cœur de la politique américaine au Moyen-Orient pour faire la chasse à la modernité laïque acquise par les Arabes dès les débuts de leur renaissance, au début du XIXe siècle (le fameux voyage en France du cheikh de l’Azhar, Tahtawi). La première Nahda arabe (1825-1950) a été enterrée par les vents de la guerre froide et le « réveil » de l’islam (al sahwa), que le Pakistan et l’Arabie Saoudite ont mené dans tout le Tiers-Monde au nom de la lutte contre le communisme athée et au profit des Etats-Unis.
Islamisme vs nationalisme
La Conférence des Etats islamiques, créée par ces deux pays en 1969, sera le cadre de ce prétendu « réveil », mais surtout un concurrent redoutable au mouvement laïc des non-alignés et à la Ligue arabe, dominée elle aussi par l’anti-impérialisme laïc. Les moyens financiers considérables du royaume saoudien à partir de 1973, grâce au quadruplement des prix du pétrole, vont jouer le rôle d’un aimant irrésistible pour la plupart des pays du Tiers-Monde ayant une population musulmane.
Par la suite, la révolution khoméiniste, en 1979, est venue donner un habillage linguistique islamique à l’anti-impérialisme nationaliste et socialiste, mettant sur la défensive tout à la fois le réveil islamique à la mode saoudienne, devenu prédominant grâce aux moyens financiers exceptionnels du royaume, ainsi que le nationalisme iranien ou arabe d’inspiration laïque et socialiste ou communiste.
D’où ces surenchères et ces vapeurs religieuses dont nous ne sortons pas au Moyen-Orient et qui sont alimentées aussi, ne l’oublions pas, par les fondamentalismes juif et protestant qui ont le vent en poupe. La stupide thèse de la « guerre des civilisations » et le nouveau discours sur les valeurs judéo-chrétiennes que l’Occident doit défendre ne font que confirmer les différentes formes de fondamentalisme musulman (chiite et sunnite, violent ou pacifique) dans le fait que seule une mobilisation religieuse peut aider à faire face aux agressions israélienne et américaine.