L'autre guerre : des vétérans d'Irak témoignent
Chris Hedges et Laila Al-Arian
Le journalisme tel que pratiqué par Ed Murrow, Terry Anderson, Jonathan Randall, Walter Cronkite ou Bob Woodward, pour ne citer que quelques grands noms de l'histoire de la presse américaine, n'est pas mort. En voici une preuve : une remarquable enquête du magazine américain The Nation sur l'attitude des troupes d'occupation américaines vis-à-vis des populations civiles irakiennes. « Pour vaincre, il faut conquérir les coeurs et les esprits », affirmaient les stratèges du Pentagone lors de la guerre du Vietnam. Leur avertissement était resté vain. Comme le prouvent les pages qui suivent, aujourd'hui en Irak, il s'agit d'une leçon que l'armée américaine n'a toujours pas comprise...
Document exclusif
Au cours des derniers mois, The Nation a interviewé cinquante vétérans qui ont combattu dans la guerre d'Irak, originaires de tous les Etats-Unis afin de connaître l'impact de quatre ans d'occupation sur les citoyens irakiens moyens. Ces vétérans, dont certains portent des cicatrices physiques ou mentales, et dont beaucoup sont venus à être contre l'occupation, décrivent un aspect brutal de la guerre que l'on ne découvre que rarement sur les écrans de télévision et dans les articles des journaux.
Leurs histoires révèlent des comportements inquiétants de la part des troupes américaines en Irak. Des douzaines de soldats interviewés ont vu des civils irakiens, dont des enfants, mourir sous les tirs américains. Certains ont participé à de tels actes ; d'autres ont porté secours à des civils blessés. Beaucoup ont entendu leurs camarades d'unité raconter dans le détail de tels faits. Les soldats, marins et Marines interviewés ont souligné que toutes les troupes n'avaient pas pris part à des massacres arbitraires. Beaucoup ont dit que ces actes étaient commis par une minorité. Mais ils ont néanmoins décrit de tels actes comme courants, et ont dit qu'ils faisaient rarement l'objet d'un rapport – et encore plus rarement d'une sanction. (...)
Les vétérans ont dit que la culture de cette guerre anti-insurrectionnelle, dans laquelle la plupart des civils irakiens sont présumés hostiles, empêchait les soldats de sympathiser avec leurs victimes - du moins jusqu'à leur retour aux USA, quand ils ont pu réfléchir.
« Je crois que quand j'étais là-bas, l'attitude générale était qu'un Irakien mort, c'est juste encore un Irakien mort, dit le caporal Jeff Englehart, qui a été affecté en février 2004 à la 1ère division d'infanterie à Baquba, pendant un an. Vous savez, et alors ? Les soldats croyaient honnêtement que nous étions en Irak pour essayer d'aider les gens, et ils étaient furieux de se sentir presque trahis. Tu vois, nous sommes ici pour vous aider, me voici, tu vois, à des milliers de miles de chez moi, en train d'essayer de vous aider, et vous essayez de nous tuer. Ce n'est qu'une fois rentrés chez nous que la culpabilité, alors, s'enracine vraiment ».
La guerre d'Irak est une entreprise vaste et compliquée. Pour son enquête, The Nation s'est concentré sur quelques aspects-clé de l'occupation, demandant aux vétérans de raconter en détail leurs expériences lors de patrouilles, de déplacements en convoi, de contrôles routiers, de raids et d'arrestations de suspects. De cette collection de choses vues se dégage un thème commun. Les combats en zones urbaines densément habitées ont conduit à l'usage arbitraire de la force, et à la mort, sous les tirs des troupes d'occupation, de milliers d'innocents. (...)
La haine contre les Irakiens décrite au Nation par les vétérans a été confirmée par un rapport du Pentagone publié le 4 mai. Selon ce sondage, conduit par la Direction des services médicaux de l'Armée, seulement 47% des soldats et 38% des Marines pensent que les civils doivent être traités avec respect et dignité. Seulement 55% des soldats et 40% des Marines disent qu'ils dénonceraient un camarade d'unité qui tuerait ou blesserait un non-combattant innocent.
Ces attitudes traduisent le contact limité que les troupes d'occupation disent avoir avec les Irakiens. Ils voyaient rarement vu l'ennemi. Ils vivaient terrés dans des enceintes puissamment fortifiées, qui étaient souvent la cible d'attaques au mortier. Ils ne sortaient de leurs bases que prêts au combat. La frustration croissante de combattre un ennemi insaisissable et les effets dévastateurs des bombes au bord des routes, avec leur coût régulier en tués et blessés américains, ont conduit beaucoup de militaires à déclarer la guerre ouverte à tous les Irakiens.
Les vétérans ont décrit des tirs sans précautions dès être sortis de la base. Certains tiraient sur des bidons d'essence en vente au bord de la route, puis jetaient des grenades dans les flaques pour les enflammer. D'autres ouvraient le feu sur des enfants. Souvent, ces incidents mettaient en rage les témoins irakiens.
En juin 2003, l'unité du sergent-chef Camilo Mejia, de 53ème brigade de d'infanterie a été encerclée par une foule en colère, à Ramadi. Son escouade a ouvert le feu sur un jeune Irakien qui tenait une grenade, le criblant de balles. Le sergent Mejia vérifia son chargeur, plus tard, et calcula qu'il avait personnellement tiré onze balles dans le corps du jeune homme.
« La frustration qui résultait de notre incapacité à répliquer à ceux qui nous attaquaient a conduit à adopter des tactiques qui semblaient uniquement destinées à punir la population locale qui les soutenait », dit le sergent Mejia.
Nous avons des récits, dans un cas confirmé par des photographies, que quelques soldats avaient tellement perdu leurs repères moraux qu'ils avaient moqué ou profané des cadavres irakiens. Une photo, parmi des douzaines confiées au Nation, montre un soldat américain faisant semblant de manger, avec sa petite cuillère réglementaire en plastique marron, la cervelle répandue d'un Irakien tué.
« Prends une photo de moi et de cet enculé, a dit un soldat de l'escouade en mettant le bras autour d'un cadavre. Mejia se souvient que le tissu recouvrant le corps avait glissé, révélant que le jeune homme ne portait qu'un pantalon et qu'il avait été tué d'une balle dans la poitrine.
« Merde, ils t'ont vraiment amoché, hein ? » rigola le soldat.
La scène, dit Mejia, s'est passé devant les frères et les cousins du mort.
Dans les chapitres suivants, des tireur d'élite, des infirmiers, des policiers militaires, des artilleurs, des officiers et d'autres racontent leurs expériences dans des lieux aussi divers que Mossoul au nord, Samarra dans le Triangle sunnite, Nasiriya dans le sud et Bagdad au centre, en 2003, 2004 et 2005. Leurs récits révèlent l'impact de leurs unités sur les civils irakiens. (...)
Les raids
(...) Selon les entretiens avec 24 vétérans qui y ont participé, les raids sur les domiciles des Irakiens sont une réalité impitoyable de l'occupation. Les forces américaines, frustrées par des renseignements insuffisants, envahissent des quartiers où agissent les insurgés, pénétrant de force dans les maisons dans l'espoir d'y trouver des combattants ou des armes. Mais de telles prises sont rares, disent-ils. Bien plus fréquentes sont les histoires où les soldats prennent d'assaut une maison, saccagent l'intérieur dans leurs vaines fouilles, et laissent derrière eux des civils terrorisés qui tentent de réparer les dommages, et souvent entamer le long parcours pour retrouver la trace des membres de la famille arrêtés et emmenés comme suspects.
Les raids avaient normalement lieu entre minuit et cinq heures du matin, selon le sergent John Bruhns, 29 ans, qui estime avoir participé à près de mille descentes chez des Irakiens. Il a servi à Bagdad et à Abou Ghraib, tristement célèbre pour sa prison, à 30 kilomètres à l'ouest de la capitale, avec la 1ère division blindée, pendant un an à compter d'avril 2003. Ses descriptions des procédures lors des descentes sont identiques à celles de huit autres vétérans qui ont servi dans des endroits aussi divers que Kirkouk, Samarra, Bagdad, Mossoul et Tikrit.
« On cherche à les prendre par surprise, a expliqué le sergent Bruhns. Il faut les prendre dans leur sommeil ». Une dizaine de soldats participe à chaque raid, dit-il, avec cinq postés à l'extérieur en protection et les autres pour fouiller la maison.
Les militaires, casqués, portant des gilets pare-balles et armés de fusils munis de lance-grenades, défoncent la porte à coups de pied, a raconté le sergent Bruhns, sans émotion apparente.
« Vous foncez à l'intérieur. S'il y a des lumières électriques, vous les allumez. Sinon, vous avez des lampes torche. Vous grimpez l'escalier quatre à quatre. Vous vous emparez du père de famille. Vous l'arrachez de son lit devant sa femme. Vous le collez contre le mur. D'autres soldats font irruption dans les autres chambres et s'emparent de la famille, qui est regroupée. Puis vous entrez dans une pièce et vous la mettez à sac pour vous assurer qu'il n'y a pas d'armes.
Vous prenez l'interprète et vous prenez le père de famille, vous braquez votre arme sur lui, et vous demandez à l'interprète de lui demander s'il a des armes, de la propagande anti-américaine, quoi que ce soit qui permet de croire qu'il est mêlé à des activités contre les forces de la coalition.
Normalement, ils disent que non, parce que, normalement, c'est vrai, dit le sergent Bruhns. Alors, vous retournez le canapé. Vous ouvrez le frigo, s'il en a un, et vous jetez le contenu entier par terre. Vous retournez et vous videz tous les tiroirs. Vous ouvrez les placards et vous jetez tous les vêtements par terre. En fait, vous laissez sa maison comme après le passage d'un ouragan.
Et si vous trouvez quelque chose, vous l'arrêtez. S'il n'y a rien, alors vous lui dites « Désolé de vous avoir dérangé. Passez une bonne soirée ». Bref, vous venez d'humilier cet homme devant toute sa famille, sa famille que vous venez de terroriser, et vous avez dévasté sa maison. Et puis vous allez à côté, et vous recommencez une centaine de fois ». (...)
« Alors, vous avez tous ces soldats, et ils sont tendus à l'extrême, dit Bruhns. Et beaucoup de ces troupes pensent qu'une fois qu'ils auront enfoncé la porte, il y aura des gens armés à l'intérieur qui attendent d'ouvrir le feu sur eux ».
Le sergent Dustin Flatt, 33 ans, a estimé avoir fait des descentes dans des « milliers » de domiciles à Tikrit, Samarra et Mossoul. Il a servi pendant un an avec la 1ère division d'infanterie à partir de février 2004. « Nous leur foutions une trouille infernale à chaque fois », dit-il. (...)
Le sergent-chef Timothy John Westphal, 31 ans, qui a servi dans la 1ère division d'infanterie à partir de février 2004, s'est souvenu d'un raid sur une ferme proche de Tikrit. « On nous avait dit que nous trouverions des insurgés. Quand j'ai braqué ma lampe, qui était fixée sur le canon de mon fusil, sur un dormeur, il s'est réveillé en poussant un cri remuer les tripes, à glacer le sang, un cri de terreur pure. Je n'ai jamais rien entendu de pareil. Il s'agissait d'un vieillard de 60 ans. Il n'y avait que les membres de sa famille. Nous n'avons rien trouvé. Je peux vous raconter des centaines d'histoires identiques, simplement avec une famille différente, à un moment différent, dans des circonstances différentes ».
Pour le sergent Westphal, cette nuit a marqué un tournant. « Je me souviens de m'être dit que je venais de terroriser quelqu'un alors que je servais sous le drapeau américain, et que ce n'était pas pour ça que je m'étais engagé dans l'armée ».
Chris Hedges et Laila Al-Arian
Le journalisme tel que pratiqué par Ed Murrow, Terry Anderson, Jonathan Randall, Walter Cronkite ou Bob Woodward, pour ne citer que quelques grands noms de l'histoire de la presse américaine, n'est pas mort. En voici une preuve : une remarquable enquête du magazine américain The Nation sur l'attitude des troupes d'occupation américaines vis-à-vis des populations civiles irakiennes. « Pour vaincre, il faut conquérir les coeurs et les esprits », affirmaient les stratèges du Pentagone lors de la guerre du Vietnam. Leur avertissement était resté vain. Comme le prouvent les pages qui suivent, aujourd'hui en Irak, il s'agit d'une leçon que l'armée américaine n'a toujours pas comprise...
Document exclusif
Au cours des derniers mois, The Nation a interviewé cinquante vétérans qui ont combattu dans la guerre d'Irak, originaires de tous les Etats-Unis afin de connaître l'impact de quatre ans d'occupation sur les citoyens irakiens moyens. Ces vétérans, dont certains portent des cicatrices physiques ou mentales, et dont beaucoup sont venus à être contre l'occupation, décrivent un aspect brutal de la guerre que l'on ne découvre que rarement sur les écrans de télévision et dans les articles des journaux.
Leurs histoires révèlent des comportements inquiétants de la part des troupes américaines en Irak. Des douzaines de soldats interviewés ont vu des civils irakiens, dont des enfants, mourir sous les tirs américains. Certains ont participé à de tels actes ; d'autres ont porté secours à des civils blessés. Beaucoup ont entendu leurs camarades d'unité raconter dans le détail de tels faits. Les soldats, marins et Marines interviewés ont souligné que toutes les troupes n'avaient pas pris part à des massacres arbitraires. Beaucoup ont dit que ces actes étaient commis par une minorité. Mais ils ont néanmoins décrit de tels actes comme courants, et ont dit qu'ils faisaient rarement l'objet d'un rapport – et encore plus rarement d'une sanction. (...)
Les vétérans ont dit que la culture de cette guerre anti-insurrectionnelle, dans laquelle la plupart des civils irakiens sont présumés hostiles, empêchait les soldats de sympathiser avec leurs victimes - du moins jusqu'à leur retour aux USA, quand ils ont pu réfléchir.
« Je crois que quand j'étais là-bas, l'attitude générale était qu'un Irakien mort, c'est juste encore un Irakien mort, dit le caporal Jeff Englehart, qui a été affecté en février 2004 à la 1ère division d'infanterie à Baquba, pendant un an. Vous savez, et alors ? Les soldats croyaient honnêtement que nous étions en Irak pour essayer d'aider les gens, et ils étaient furieux de se sentir presque trahis. Tu vois, nous sommes ici pour vous aider, me voici, tu vois, à des milliers de miles de chez moi, en train d'essayer de vous aider, et vous essayez de nous tuer. Ce n'est qu'une fois rentrés chez nous que la culpabilité, alors, s'enracine vraiment ».
La guerre d'Irak est une entreprise vaste et compliquée. Pour son enquête, The Nation s'est concentré sur quelques aspects-clé de l'occupation, demandant aux vétérans de raconter en détail leurs expériences lors de patrouilles, de déplacements en convoi, de contrôles routiers, de raids et d'arrestations de suspects. De cette collection de choses vues se dégage un thème commun. Les combats en zones urbaines densément habitées ont conduit à l'usage arbitraire de la force, et à la mort, sous les tirs des troupes d'occupation, de milliers d'innocents. (...)
La haine contre les Irakiens décrite au Nation par les vétérans a été confirmée par un rapport du Pentagone publié le 4 mai. Selon ce sondage, conduit par la Direction des services médicaux de l'Armée, seulement 47% des soldats et 38% des Marines pensent que les civils doivent être traités avec respect et dignité. Seulement 55% des soldats et 40% des Marines disent qu'ils dénonceraient un camarade d'unité qui tuerait ou blesserait un non-combattant innocent.
Ces attitudes traduisent le contact limité que les troupes d'occupation disent avoir avec les Irakiens. Ils voyaient rarement vu l'ennemi. Ils vivaient terrés dans des enceintes puissamment fortifiées, qui étaient souvent la cible d'attaques au mortier. Ils ne sortaient de leurs bases que prêts au combat. La frustration croissante de combattre un ennemi insaisissable et les effets dévastateurs des bombes au bord des routes, avec leur coût régulier en tués et blessés américains, ont conduit beaucoup de militaires à déclarer la guerre ouverte à tous les Irakiens.
Les vétérans ont décrit des tirs sans précautions dès être sortis de la base. Certains tiraient sur des bidons d'essence en vente au bord de la route, puis jetaient des grenades dans les flaques pour les enflammer. D'autres ouvraient le feu sur des enfants. Souvent, ces incidents mettaient en rage les témoins irakiens.
En juin 2003, l'unité du sergent-chef Camilo Mejia, de 53ème brigade de d'infanterie a été encerclée par une foule en colère, à Ramadi. Son escouade a ouvert le feu sur un jeune Irakien qui tenait une grenade, le criblant de balles. Le sergent Mejia vérifia son chargeur, plus tard, et calcula qu'il avait personnellement tiré onze balles dans le corps du jeune homme.
« La frustration qui résultait de notre incapacité à répliquer à ceux qui nous attaquaient a conduit à adopter des tactiques qui semblaient uniquement destinées à punir la population locale qui les soutenait », dit le sergent Mejia.
Nous avons des récits, dans un cas confirmé par des photographies, que quelques soldats avaient tellement perdu leurs repères moraux qu'ils avaient moqué ou profané des cadavres irakiens. Une photo, parmi des douzaines confiées au Nation, montre un soldat américain faisant semblant de manger, avec sa petite cuillère réglementaire en plastique marron, la cervelle répandue d'un Irakien tué.
« Prends une photo de moi et de cet enculé, a dit un soldat de l'escouade en mettant le bras autour d'un cadavre. Mejia se souvient que le tissu recouvrant le corps avait glissé, révélant que le jeune homme ne portait qu'un pantalon et qu'il avait été tué d'une balle dans la poitrine.
« Merde, ils t'ont vraiment amoché, hein ? » rigola le soldat.
La scène, dit Mejia, s'est passé devant les frères et les cousins du mort.
Dans les chapitres suivants, des tireur d'élite, des infirmiers, des policiers militaires, des artilleurs, des officiers et d'autres racontent leurs expériences dans des lieux aussi divers que Mossoul au nord, Samarra dans le Triangle sunnite, Nasiriya dans le sud et Bagdad au centre, en 2003, 2004 et 2005. Leurs récits révèlent l'impact de leurs unités sur les civils irakiens. (...)
Les raids
(...) Selon les entretiens avec 24 vétérans qui y ont participé, les raids sur les domiciles des Irakiens sont une réalité impitoyable de l'occupation. Les forces américaines, frustrées par des renseignements insuffisants, envahissent des quartiers où agissent les insurgés, pénétrant de force dans les maisons dans l'espoir d'y trouver des combattants ou des armes. Mais de telles prises sont rares, disent-ils. Bien plus fréquentes sont les histoires où les soldats prennent d'assaut une maison, saccagent l'intérieur dans leurs vaines fouilles, et laissent derrière eux des civils terrorisés qui tentent de réparer les dommages, et souvent entamer le long parcours pour retrouver la trace des membres de la famille arrêtés et emmenés comme suspects.
Les raids avaient normalement lieu entre minuit et cinq heures du matin, selon le sergent John Bruhns, 29 ans, qui estime avoir participé à près de mille descentes chez des Irakiens. Il a servi à Bagdad et à Abou Ghraib, tristement célèbre pour sa prison, à 30 kilomètres à l'ouest de la capitale, avec la 1ère division blindée, pendant un an à compter d'avril 2003. Ses descriptions des procédures lors des descentes sont identiques à celles de huit autres vétérans qui ont servi dans des endroits aussi divers que Kirkouk, Samarra, Bagdad, Mossoul et Tikrit.
« On cherche à les prendre par surprise, a expliqué le sergent Bruhns. Il faut les prendre dans leur sommeil ». Une dizaine de soldats participe à chaque raid, dit-il, avec cinq postés à l'extérieur en protection et les autres pour fouiller la maison.
Les militaires, casqués, portant des gilets pare-balles et armés de fusils munis de lance-grenades, défoncent la porte à coups de pied, a raconté le sergent Bruhns, sans émotion apparente.
« Vous foncez à l'intérieur. S'il y a des lumières électriques, vous les allumez. Sinon, vous avez des lampes torche. Vous grimpez l'escalier quatre à quatre. Vous vous emparez du père de famille. Vous l'arrachez de son lit devant sa femme. Vous le collez contre le mur. D'autres soldats font irruption dans les autres chambres et s'emparent de la famille, qui est regroupée. Puis vous entrez dans une pièce et vous la mettez à sac pour vous assurer qu'il n'y a pas d'armes.
Vous prenez l'interprète et vous prenez le père de famille, vous braquez votre arme sur lui, et vous demandez à l'interprète de lui demander s'il a des armes, de la propagande anti-américaine, quoi que ce soit qui permet de croire qu'il est mêlé à des activités contre les forces de la coalition.
Normalement, ils disent que non, parce que, normalement, c'est vrai, dit le sergent Bruhns. Alors, vous retournez le canapé. Vous ouvrez le frigo, s'il en a un, et vous jetez le contenu entier par terre. Vous retournez et vous videz tous les tiroirs. Vous ouvrez les placards et vous jetez tous les vêtements par terre. En fait, vous laissez sa maison comme après le passage d'un ouragan.
Et si vous trouvez quelque chose, vous l'arrêtez. S'il n'y a rien, alors vous lui dites « Désolé de vous avoir dérangé. Passez une bonne soirée ». Bref, vous venez d'humilier cet homme devant toute sa famille, sa famille que vous venez de terroriser, et vous avez dévasté sa maison. Et puis vous allez à côté, et vous recommencez une centaine de fois ». (...)
« Alors, vous avez tous ces soldats, et ils sont tendus à l'extrême, dit Bruhns. Et beaucoup de ces troupes pensent qu'une fois qu'ils auront enfoncé la porte, il y aura des gens armés à l'intérieur qui attendent d'ouvrir le feu sur eux ».
Le sergent Dustin Flatt, 33 ans, a estimé avoir fait des descentes dans des « milliers » de domiciles à Tikrit, Samarra et Mossoul. Il a servi pendant un an avec la 1ère division d'infanterie à partir de février 2004. « Nous leur foutions une trouille infernale à chaque fois », dit-il. (...)
Le sergent-chef Timothy John Westphal, 31 ans, qui a servi dans la 1ère division d'infanterie à partir de février 2004, s'est souvenu d'un raid sur une ferme proche de Tikrit. « On nous avait dit que nous trouverions des insurgés. Quand j'ai braqué ma lampe, qui était fixée sur le canon de mon fusil, sur un dormeur, il s'est réveillé en poussant un cri remuer les tripes, à glacer le sang, un cri de terreur pure. Je n'ai jamais rien entendu de pareil. Il s'agissait d'un vieillard de 60 ans. Il n'y avait que les membres de sa famille. Nous n'avons rien trouvé. Je peux vous raconter des centaines d'histoires identiques, simplement avec une famille différente, à un moment différent, dans des circonstances différentes ».
Pour le sergent Westphal, cette nuit a marqué un tournant. « Je me souviens de m'être dit que je venais de terroriser quelqu'un alors que je servais sous le drapeau américain, et que ce n'était pas pour ça que je m'étais engagé dans l'armée ».