La laïcité envahit la rue en Turquie
par Maud PIERRON
leJDD.fr
>> Près d'un million de personnes ont défilé dans les rues d'Istanbul, à l'appel de 600 ONG, pour défendre les valeurs laïques, fondatrices de la République turque. Les manifestants craignent que l'élection d'Abdullah Gül, membre du Parti de la justice et du progrès, issu de la mouvance islamiste, à la présidence de la République, ébranle ces fondamentaux.
Une marée humaine rouge est descendue dans les rues d'Istanbul pour défendre les valeurs laïques, que certains estiment menacées. (Reuters)Une marée humaine rouge est descendue dans les rues d'Istanbul pour défendre les valeurs laïques, que certains estiment menacées. (Reuters)
On sait les Turcs très attachés à la laïcité. Ils le prouvent une fois encore, avec cette manifestation monstre qui a réuni près d'un million de personnes dimanche dans le centre d'Istanbul. Drapés dans les drapeaux turcs, qui ornent également les voitures, les motos et les bâtiments, les manifestants ont voulu montrer leur attachement aux valeurs laïques. Dans leur ligne de mire, la dérive islamiste du gouvernement au pouvoir, l'AKP, dont ils réclament la démission et le retrait de la candidature d'Abdullah Gül à l'élection présidentielle. Depuis vendredi soir et l'entrée en jeu de l'armée sur la scène politique, qui a accusé le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan de mettre à mal les principes laïcs, le pays est au bord de la crise politique.
Cette marche est la deuxième en l'espace de deux semaines contre le gouvernement de la justice et du progrès (AKP) et montre, s'il en était encore besoin, le fossé grandissant entre laïcs et religieux, dans un pays cosmopolite, traversé par des courants contradictoires. Il y a deux semaines, Erdogan, le Premier ministre, qui convoitait le poste de président a du retirer sa candidature, face à la pression de la rue, car il apparaissait comme trop marqué par "les valeurs islamistes".Il a donc laissé sa place à son ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül. Mais en Turquie, on ne badine ni avec la laïcité, ni avec la fonction présidentielle. La République turque a été fondée par Mustapha Kemal Atatürk, le "père des Turcs", qui a laïcisé l'Etat et donné à la société turque des fondamentaux séculiers. L'opposition et une grande partie des Turcs ne peuvent concevoir à la tête de l'Etat un candidat étiqueté islamiste.
C'est pourquoi le parti de l'opposition a boycotté vendredi le premier tour de l'élection présidentielle au parlement. Le quorum n'étant pas atteint, Abdullah Gül, le seul candidat en lice à la fonction suprême n'a donc pas été élu. Un second tour est prévu le 2 mai. Et le Parti Républicain du peuple a saisi la Cour constitutionnelle pour invalider le premier tour du scrutin. Cette invalidation déclencherait une crise politique puisqu'elle entrainerait par un effet mécanique des élections législatives anticipées cet été.
Pression de l'armée sur le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan
Et l'armée, garante des principes laïcs depuis Atatürk, a rajouté de l'huile sur le feu. Dans la nuit de vendredi à samedi, l'état-major a publié une déclaration dans laquelle il se disait prêt à agir pour défendre la laïcité, mise en péril par le gouvernement de l'AKP. "Les forces armées observent cette situation avec préoccupation. Nul ne doit oublier que l'armée turque est partie au débat et est un défenseur absolu de la laïcité", affirmait le communiqué. Une manière de mettre une pression évidente sur le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. Ce qui a provoqué une colère froide du gouvernement.
De manière très ferme, comme jamais cela n'avait été fait auparavant par un gouvernement, le porte-parole du Premier ministre a rappelé à l'ordre l'armée: "Il est inconcevable que dans un Etat démocratique de droit, l'état-major, une institution qui demeure sous les ordres du premier ministre, tienne de tels propos." Il a également réaffirmé l'attachement de l'AKP aux principes laïcs et accusé la déclaration de l'armée de "tentative d'influencer le cours de la justice", alors que la Cour constitutionnelle doit examiner lundi le recours de l'opposition pour faire annuler le premier tour de l'élection présidentielle.
Mais en Turquie, la menace de l'armée n'est pas à prendre à la légère, puisque ce corps est responsable de trois coups d'Etat en 1960, 1971 et 1980. Et en 1997, elle a contraint Necmettin Erbakan, le premier chef de gouvernement islamiste de Turquie, le mentor d'Erdogan, à la démission.
Face à ces pressions, Abdullah Gül est resté ferme sur sa position: "Il est hors de question que je retire ma candidature." Il se dit également persuadé que la Cour constitutionnelle, saisie par l'opposition "prendra la bonne décision". Réponse lundi.
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