L'asile indésirable Axel Gyldén
Les deux lois soumises à référendum le 24 septembre rompent avec la tradition d'accueil de la Confédération helvétique. Elles confortent la droite populiste de Christoph Blocher, première force politique du pays
Tout comme le chocolat Lindt ou l'horlogerie de précision, les propositions de lois anti-immigration appartiennent depuis longtemps au patrimoine national suisse, à sa tradition, à son savoir-faire.
Depuis les années 1960, les électeurs de la Confédération helvétique se sont prononcés par référendum - ou par «votation», comme on dit à Lausanne et à Genève - plus de 15 fois sur des lois à caractère ouvertement xénophobe, ainsi qu'en témoignent leurs intitulés dénués d'ambiguïté: lois «contre la pénétration étrangère» en 1964, «contre l'emprise étrangère» en 1969, «contre le surpeuplement de la Suisse» en 1972, «pour la protection de la Suisse» en 1979, «pour la limitation du nombre annuel des naturalisations», également en 1979, «contre l'immigration clandestine» en 1993, «sur la naturalisation des étrangers de la deuxième et de la troisième génération» en 2004, etc. Dimanche 24 septembre, c'est rebelote! Cette fois, les Suisses donnent leur avis sur deux lois, sobrement baptisées «loi sur l'asile» et «loi fédérale sur les étrangers». Leur esprit tient en un mot: durcissement.
Peuplée de 20% d'étrangers, la Confédération helvétique (7,5 millions d'âmes) est de longue date un pays d'immigration. Mais ses étrangers provenaient autrefois presque exclusivement d'Europe occidentale. Avec les vagues de réfugiés kurdes, dans les années 1980, et de demandeurs d'asile yougoslaves, dans les années 1990, la donne a changé. A partir des années 1999-2000, le nombre considérable de demandeurs d'asile en provenance du Kosovo a encore davantage modifié les équilibres: aujourd'hui, 200 000 Albanais du Kosovo ou Serbes du Kosovo résident en Suisse. Cela représente un cinquième de la population totale de cette province de l'ancienne Yougoslavie. Et 2,5% de la population suisse.
Ce n'est donc pas un hasard si, par la suite, la mal nommée Union démocratique du centre (UDC) - en réalité une formation de droite populiste - est devenue en octobre 2003 le premier parti politique suisse, avec 26,6% des suffrages au niveau national. Cette percée fulgurante s'est traduite par l'attribution de deux portefeuilles à la droite populiste au sein du Conseil fédéral, de sept membres, qui tient lieu, en Suisse, de gouvernement collégial - les cinq autres maroquins étant répartis entre les partis traditionnels: socialiste (PSS), radical-démocratique (PRD) et démocrate-chrétien (PDC).
Fils de pasteur, industriel, millionnaire et homme fort du gouvernement, Christoph Blocher, que son discours positionne quelque part entre Charles Pasqua et Jean-Marie Le Pen, est depuis janvier 2004 ministre de la Justice et de la Police. «Les lois sur l'asile et sur les étrangers constituent un peu l'apothéose de sa carrière, remarque François Longchamp, “ministre” de la Solidarité et de l'Emploi du canton de Genève et opposant à la loi sur l'asile. Pendant quinze ans, sa stratégie d'opposant s'est résumée à combattre l'immigration et à dénoncer les demandes d'asile abusives. A la manœuvre, le voici sur le point d'imposer ses vues au pays tout entier.» Si ses lois sont approuvées dimanche, ce qui ne fait aucun doute, la Suisse se retrouvera dans le trio des pays les plus restrictifs en matière d'immigration avec le Danemark et la Belgique. «Un palier sera alors franchi, observe Claude Ruey, président du petit (4 députés sur 200) Parti libéral et pourfendeur des lois Blocher. Par le passé, toutes les propositions de loi à caractère raciste soumises à référendum avaient été écartées, fût-ce de justesse. Ce coup-ci, les xénophobes vont l'emporter. C'est hautement symbolique.»
Plusieurs dispositions des lois sur l'asile demeurent très controversées, à commencer par la nouvelle règle des quarante-huit heures chrono. Dorénavant, les demandeurs d'asile devront produire sous deux jours la preuve de leur état civil en présentant un document d'identité, sous peine de se voir refuser l'examen de leur dossier. En l'espèce, l'objectif est de décourager les faux demandeurs d'asile, originaires d'Afrique de l'Ouest le plus souvent, ne disposant pas de papiers d'identité. Or cette disposition risque de pénaliser les vrais demandeurs d'asile, pointent les associations humanitaires. Car tous les spécialistes le savent: il est fréquent que les victimes de viol ou de torture ne sachent pas parler de manière convaincante du traumatisme qu'ils ont subi. Sans papiers et sans une écoute attentive, ces victimes risquent d'être, dans certains cas, renvoyées vers la mort dans leur pays d'origine.
Autre nouveauté prévue par la législation: les personnes déboutées de leur demande qui refusent de coopérer à leur rapatriement pourront être emprisonnées pour une durée de deux ans (contre une année actuellement), alors que, par exemple, un projet de directive européenne fixe à un an seulement le délai maximal de détention pour les séjours irréguliers. Plus contestable encore: cette mesure concerne également les adolescents de 15 à 18 ans, lesquels pourront se retrouver derrière les barreaux pendant neuf mois. «Faut-il rappeler qu'il s'agit de gens qui n'ont pas volé un seul sou et qui ne sont pas des délinquants?» s'indigne Ueli Leuenberger, député et vice-président des Verts, pour qui «la méthode consistant à faire craquer quelqu'un en le privant de liberté s'apparente à de la torture».
A Berne, du côté de l'Office fédéral des migrations, Dominique Boillat, porte-parole de cette administration chargé des questions d'asile, tempère: «Il ne faut pas fantasmer. Notre système judiciaire est suffisamment sain et les contre-pouvoirs sont assez nombreux pour ne garder en détention prolongée que les cas extrêmement lourds. Je n'imagine pas que l'emprisonnement à deux ans puisse concerner plus de deux ou trois déboutés par an.»
«Indigents ou délinquants»
Troisième pomme de discorde: la nouvelle loi supprimera l'aide sociale accordée aux personnes déboutées et sera remplacée par une aide d'urgence insignifiante. Et cela jusqu'à leur rapatriement. Or cette nouvelle règle s'appliquera sans distinction aux femmes enceintes ou accompagnées d'enfants en bas âge ainsi qu'aux personnes malades. Pour l'année 2005, où 10 000 personnes ont demandé l'asile politique, cette mesure concernerait 2 500 déboutés. «C'est contre-productif, poursuit Ueli Leuenberger. Etant donné que la Suisse n'a pas souvent les moyens d'expulser certains déboutés, ceux-ci resteront à errer dans les villes et deviendront indigents ou délinquants. Cela créera des problèmes supplémentaires, qui alimenteront les campagnes xénophobes des partisans de Christoph Blocher.»
Ministre de 1993 à 2002, ancienne présidente du Conseil fédéral (le gouvernement) et seule femme juive à avoir occupé cette fonction, la socialiste Ruth Dreifuss s'est sentie obligée de rompre la tradition selon laquelle les anciens ministres se retirent définitivement de la vie politique. Pour elle, la tradition humanitaire est constitutive de l'identité suisse depuis qu'Henry Dunant, un banquier genevois, fonda la Croix-Rouge en 1863 avant de recevoir le prix Nobel de la paix en 1901 et de mourir dans une misère noire dix ans plus tard. Pas plus que Valéry Giscard d'Estaing après 1981 Ruth Dreifuss ne goûte outre mesure les joies de la retraite. Leader de la campagne pour le non, elle accuse: «La loi sur l'asile met tellement l'accent sur les abus possibles qu'elle en devient un mécanisme de rejet des étrangers susceptible de léser des gens réellement persécutés. La nouvelle législation part du principe que tous les demandeurs d'asile sont des fraudeurs... à moins qu'ils ne démontrent le contraire. La charge de la preuve est renversée et, en définitive, l'on vide le droit d'asile de sa substance.»
Il fallait s'y attendre: Christoph Blocher réfute cette argumentation. «Pour moi, explique-t-il, ce sont ceux qui font de l'angélisme, en prétendant que chaque étranger qui se présente aux frontières mérite une protection, qui attisent la xénophobie. La gauche qualifie la loi sur les étrangers de discrimination envers les non-Européens, mais prôner une libre circulation avec le monde entier est totalement irréaliste. Cela pèserait sur les assurances sociales, augmenterait le taux de chômage et créerait surtout de vives tensions au sein de la population. Pour un pays comme la Suisse, il serait irresponsable de ne pas poser de limites» (Le Temps du 29 août 2006).
Nul besoin d'être diplômé de Sciences po pour comprendre pourquoi de tels propos trouvent un large écho dans les 26 cantons de la Confédération. Dans les statistiques de la police, l'on constate que les auteurs de crimes et de délits sont majoritairement des ressortissants de pays non membres de l'Union européenne. Par amalgame, l'UDC n'hésite pas à assimiler tous les étrangers à des fauteurs de troubles, à des profiteurs, voire à des terroristes. Un exemple parmi cent: en 2004, ce parti avait fait campagne contre la naturalisation des étrangers de la deuxième et de la troisième génération alors même que la plupart d'entre eux sont nés en Suisse et parlent avec l'accent du cru. D'une «colossale finesse», l'une des affiches concoctées par l'UDC montrait une carte d'identité suisse agrémentée d'une photo d'Oussama ben Laden. Le non à la naturalisation l'avait finalement emporté. Ceci explique d'ailleurs cela: si la Suisse possède un taux d'étrangers élevé (20%), c'est aussi parce que, en vertu du droit du sang, les procédures de naturalisation n'ont rien d'une formalité. Ainsi, sur 5 étrangers vivant en Suisse, 3 y résident depuis plus de quinze ans ou y sont nés.
Policier devenu conseiller fédéral (député) de Neuchâtel, Yvan Perrin énumère - après vous avoir salué en vous broyant la main - ses statistiques accusatrices: «Les étrangers dévorent 47% des aides sociales mais ne représentent que 20% de la population! Ils remplissent 70% des places de prison! Et, dans le trafic de drogue, il faut vraiment bien chercher pour trouver des Suisses... Sur 104 trafiquants interpellés ces derniers mois, seulement 6 étaient suisses. Bref, il faut émettre des signaux clairs - allongement de la détention, suppression des aides sociales - à tous ces gens-là afin qu'ils comprennent que la Suisse n'a pas d'avenir à leur offrir.» L'avenir, justement, dira si les demandeurs d'asile, vrais ou faux, se détournent du pays qui l'a pourtant inventé.
Autrefois consensuelle, la vie politique helvétique s'est radicalisée. Elle se résume souvent à un affrontement droite-gauche, ou plutôt UDC-Parti socialiste. Les partis modérés traditionnels - Parti démocrate-chrétien et Parti radical - font, eux, les frais de cette polarisation. Au demeurant, la campagne qui vient de s'écouler est atypique. Elle a révélé de nouvelles lignes de fracture. Ainsi, le Parti démocrate-chrétien, favorable aux lois Blocher, se trouve en porte à faux avec les Eglises, qui y sont hostiles. Le camp libéral est lui aussi partagé en raison de prises de position de certaines de ses personnalités, qui ont choisi de défendre le droit d'asile bec et ongles. Ainsi de François Couchepin, ancien chancelier de la Confédération en «dissidence» par rapport au Parti radical, auquel il a longtemps appartenu.