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Frédéric_M : La France a-t-elle les moyens de ses ambitions ? Jouer dans la cour des grands (Conseil de sécurité, diplomatie, etc.), avoir une réelle action sur la scène internationale. A long terme, ne serait-il pas plus efficace de jouer une carte européenne dans notre action internationale ?
Bruno Tertrais : Je crois que la France s'efforce, chaque fois que cela est possible, de donner la priorité à une action européenne sur une action nationale. Mais la politique internationale ne peut pas être totalement européanisée. Ce n'est pas l'Europe qui est membre du Conseil de sécurité, c'est la France. Et pour tous les pays du monde, y compris nos partenaires européens, dès lors qu'il s'agit d'engager des forces militaires, il ne peut s'agir que de décisions nationales. Enfin, lorsqu'un pays en particulier a des relations spécifiques avec un pays donné, comme la France avec le Liban, il est logique de procéder de manière nationale. J'ajoute que dans la gestion des crises, il faut toujours agir vite, et que le consensus européen est souvent difficile et long à obtenir. Pour toutes ces raisons, je crois que la démarche française était la bonne.
Maximumuse : M. Chirac a-t-il une vision du rôle de l'ONU plus musclée que les classiques "observateurs" ?
Bruno Tertrais : Il semble que Jacques Chirac partage à certains égards la vision du général de Gaulle sur l'ONU. Ce dernier la décrivait, en effet, comme un "machin", une entité molle peu capable de prendre des décisions. Jacques Chirac a une double vision de l'ONU. D'un côté, il en fait la principale institution multilatérale où doivent se traiter les affaires du monde, d'un autre côté, dès lors qu'il s'agit d'employer la force militaire, il en voit les limites. L'affaire du concept d'opération relatif à la résolution 1701 a montré une fois de plus toute la difficulté de concilier multilatéralisme et réalisme militaire.
Yann_Grenoble : La France ne craint-elle pas l'escalade avec la Syrie en se déployant à la frontière d'un pays contre lequel elle manœuvre à l'ONU depuis l'assassinat d'un ami personnel de M. Chirac ?
Bruno Tertrais : Vous avez raison, c'est sans doute une crainte française, et en tout cas, si cette crainte existe, elle est légitime. En effet, la Syrie a déclaré qu'elle ne voulait pas voir la Finul postée à ses frontières. Dans la mesure où, comme vous le soulignez, il y a une tension franco-syrienne depuis l'automne 2004, et encore plus depuis l'assassinat de M. Hariri, peut-être les soldats français seront-ils postés à des emplacements qui ne les exposeront pas excessivement vis-à-vis de la Syrie.
Olivier_1 : Pourquoi la France ne s'aligne-t-elle pas sur la proposition italienne d'envoyer 3 000 hommes, pour que son commandement soit légitime ?
Bruno Tertrais : La question du commandement de la force est relativement secondaire. La France s'est déclarée volontaire pour conserver le commandement de la Finul (elle commande en effet déjà la Finul ancienne formule). Mais je ne pense pas que Paris souhaite en avoir le commandement à tout prix. Vous semblez souligner qu'il faut avoir le contingent le plus important pour prétendre au commandement d'une force multinationale, et c'est tout à fait vrai. Reste à voir si la contribution italienne sera effectivement de 3 000 hommes, car il semble que Rome ait encore quelques hésitations sur l'ampleur exacte de sa contribution au sol. En tout cas, la France comme l'Italie ont toutes deux la capacité militaire de commandement d'une telle force.
Laurent : La France a-t-elle un intérêt particulier à conserver la direction des opérations sur le terrain libanais ?
Bruno Tertrais : Comme je l'ai dit, la France n'entend pas obtenir à tout prix le commandement de la Finul. Un commandement italien pourrait à mon avis convenir à la France, dans la mesure où c'est un pays dont nous sommes proches et avec lequel nous travaillons déjà beaucoup. Il reste toutefois que l'existence d'un commandement français pourrait rassurer un peu plus les militaires français quant aux conditions d'engagement de la force. Même si l'essentiel réside dans la chaîne de commandement qui sera définie entre la Finul rénovée et l'ONU à New York. Ce point est tout à fait crucial, car la France a un très mauvais souvenir des chaînes de commandement compliquées qui existaient dans le cadre de la Forpronu au début des années 1990 dans l'ex-Yougoslavie.
Jerome_1 : Quelle est la différence entre le chapitre 6 et le chapitre 7 auxquels le débat en France faisait allusion ? Pourquoi cela a-t-il de l'importance ?
Bruno Tertrais : Toutes les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies s'imposent juridiquement à tous les Etats membres, quel que soit le chapitre de la charte auquel elles font référence. Le chapitre 6 de la charte ne s'inscrit pas dans le cadre du rétablissement de la paix et de la sécurité internationale, et donc ne permet pas en soi l'action coercitive. Le chapitre 7, en revanche, se réfère aux actions coercitives, qu'il s'agisse des sanctions ou de l'emploi de la force militaire. La France aurait voulu que la résolution 1701 soit placée sous chapitre 7, ce qui l'aurait rendue plus musclée. Elle n'a pas obtenu satisfaction sur ce point, c'est aussi pour cela qu'elle a été réticente à s'engager clairement tant que les règles d'opération de la Finul n'étaient pas définies.
Yann_Grenoble : La volonté française de préciser les contours de la Finul élargie traduit-elle seulement une appréhension nationale vis-à-vis des parties en présence ou rentre-t-elle plutôt dans une tentative de réformer le mode opératoire des forces internationales mandatées par l'ONU ?
Bruno Tertrais : Les deux sont vrais. La préoccupation immédiate de la France, c'est la sécurité et l'efficacité de la Finul rénovée. Mais il est vrai aussi que la France fait partie des pays qui, depuis la fin de la guerre froide, essaient de muscler les règles d'opération de l'ONU, et surtout d'éviter que celles-ci soient soumises à des procédures bureaucratiques qui mettent en danger sa mission, comme, une fois encore, on avait pu le voir au début des années 1990 dans l'ex-Yougoslavie.
Sahmaz : Quel est le prix politique que la France, et les autres pays européens avec elle, serait prête à payer pour obtenir le désarmement du Hezbollah ? Celui-ci exigera-t-il des contreparties très importantes ? Si les Occidentaux ne sont pas prêts à traiter avec ce mouvement, entre autres pour ne pas courroucer Israël, la Finul ne court-elle pas à l'échec ?
Bruno Tertrais : La France n'a pas pour mission ou pour mandat de désarmer le Hezbollah. Le désarmement du Hezbollah n'a pas à faire l'objet d'une négociation internationale, car il est en effet exigé par la résolution 1559 du Conseil de sécurité. Si négociations il y a, c'est au sein même des cercles dirigeants libanais. En revanche, la France est prête, elle l'a dit à plusieurs reprises, à contribuer autant que possible à aider le gouvernement et l'armée du Liban à rétablir leur pleine souveraineté sur l'ensemble du territoire, et donc aider les Libanais à mettre en œuvre la résolution 1559.
Zamzam : Est-ce que la France a déjà acquis l'accord du Hezbollah ? Sinon, comment protéger nos toupes là ou des Israéliens sont tués si facilement ?
Bruno Tertrais : Je ne connais pas la teneur d'éventuelles discussions discrètes entre la France et le Hezbollah, si elles ont lieu. Ce que je sais, en revanche, c'est que les responsables du Hezbollah ne sont pas opposés, dans leurs déclarations publiques, au renforcement de la présence militaire française au Liban.
Olivier_r : Pensez-vous que Romano Prodi ait pu essayer un "coup politique" en proposant que l'Italie prenne la direction de la Finul, pendant que Jacques Chirac essayait de négocier des règles d'engagement plus favorables aux militaires ?
Bruno Tertrais : La discussion des règles d'engagement de la Finul a impliqué l'ensemble des pays concernés, y compris l'Italie. L'Italie a décidé d'envoyer une contribution significative, et tout le monde devrait s'en féliciter. Car on ne peut pas dire que nos autres partenaires européens se bousculent au portillon ! Y a-t-il une dimension strictement politique à la décision italienne ? c'est probable, mais on ne va pas reprocher à Rome d'envoyer deux ou trois mille hommes au Liban sous prétexte que c'est aussi, peut-être, un coup politique destiné à rehausser le prestige de l'Italie...
Jerome : La Finul a-t-elle une réelle chance de voir sa composition partagée entre force des pays occidentaux et force de pays arabes telle que le souhaite la France ?
Bruno Tertrais : Ce serait en effet la meilleure composition possible. Il ne faut pas que la Finul soit perçue comme étant exclusivement occidentale. La participation de pays musulmans est rendue problématique par le fait qu'Israël ne souhaite pas (et c'est d'ailleurs compréhensible) que des pays qui lui sont hostiles et ne reconnaissent pas son existence viennent s'installer au Liban sud. Ce qui permet d'être optimiste, c'est que le Maroc, la Jordanie et la Turquie semblent décidés à envoyer des contingents dans la Finul rénovée. Il est souhaitable que ces contingents ne soient pas simplement d'ampleur symbolique. D'autres pays musulmans pourraient également s'y joindre.
Toto21 : Quelle stratégie envisager en cas de dégradation de la situation au Liban et d'une reprise du conflit ?
Bruno Tertrais : C'est la question-clé. D'ores et déjà, la France et l'Italie ont certainement prévu les modalités d'un retrait d'urgence en cas de reprise des hostilités ne permettant pas à la Finul d'exercer son mandat. Dans une situation plus floue, c'est-à-dire avec une reprise ponctuelle des combats, la Finul devra à la fois pouvoir se protéger et rendre compte de manière précise à New York de la situation sur le terrain. D'une certaine manière, c'est la situation qui est à la fois la plus probable et la plus délicate. Car si les belligérants décidaient d'en découdre à nouveau de manière massive, la Finul devrait alors sans doute se retirer, mais au moins les choses seraient-elles claires. Une situation d'hostilités latentes, avec emploi de la force par l'une ou l'autre des parties, voire par les deux, est le scénario le plus probable. C'est pour cela que la mission de la Finul rénovée sera certainement une mission très difficile.
Chat modéré par Gaïdz Minassian
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les pious-pious sont pas chauds-chauds !