Entretien avec François Godement, professeur à Sciences Po et directeur d'Asia Centre
"Il y a eu un renversement dans notre perception de la Chine"
LEMONDE.FR | 14.04.08 | 16h37 • Mis à jour le 14.04.08 | 19h05
Derrière les revendications en faveur des droits de l'homme au Tibet, certains ont cru deviner un sentiment anti-chinois. Partagez-vous cette impression ?
Ce qui me gène le plus, c'est que 80 % des manifestants et des forces politiques présentes dans la rue sont radicalement contre l'envoi de troupes françaises en Afghanistan. Autrement dit, on défend les Tibétains à Paris, jusqu'au dernier Tibétain pour ainsi dire, car il ne s'agit pas forcément d'une cause gagnée, alors qu'on est contre l'intervention en Afghanistan qui était pourtant présentée en 2001 comme légitime.
Il y a un côté un peu facile, un peu rhétorique et théâtral dans tout ça. Ceci étant, le gouvernement chinois aurait tort de se servir de cela comme argument, car lui n'a pas ouvert le droit à l'information et à la liberté d'expression au Tibet, et il envoie des contre-manifestants un peu partout dans le monde. Nous pouvons donc parler entre nous des sentiments confus chez nos manifestants, mais la Chine est un peu moins fondée à évoquer cet aspect des choses.
Ces manifestations s'inscrivent néanmoins dans un contexte : l'émergence presque intimidante du géant chinois face à un Occident qui se vit en perte de vitesse. La cause tibétaine n'agit-elle pas aussi parfois comme un exutoire ?
En trois ans, il y a eu un renversement dans notre perception de la Chine. Début 2005, au moment du débat sur le levée de l'embargo visant les ventes d'armes à Pékin et de la visite à Paris du président Hu Jintao, la tour Eiffel était en rouge (aux couleurs du drapeau chinois), on parlait du Nouvel An chinois à la télévision... Mais depuis, nous sommes en proie à une inquiétude économique grandissante : la Chine connaît une croissance à deux chiffres et des excédents commerciaux phénoménaux. A cela s'est ajouté le sentiment qu'avec sa monnaie dévaluée, des salaires extrêmement bas, les contrefaçons et le non respect des libertés syndicales, elle ne jouait pas avec les mêmes instruments que nous. Il est logique que cette angoisse monte dans une société où le taux de chômage est élevé. Il est également logique que nos sociétés soient lassées par le discours de leurs élites économiques sur le travail à la chinoise quand on sait que les libertés individuelles y sont très limitées.
Mais il y a un deuxième facteur, tout aussi important, qui vient de Chine. On s'est longtemps accroché à l'idée dominante d'une adaptation inéluctable de la Chine aux normes internationales. Or, si le pays a connu un enrichissement phénoménal et une libéralisation de la société, il n'y a eu aucune libéralisation politique. Si on se focalise sur les Jeux olympiques, on constate que là où tout le monde attendait une libéralisation, il y a eu un tour de vis avec une recrudescence des arrestations d'activistes ces derniers mois. Au fond, le gouvernement chinois a monté les JO comme un symbole de légitimité, et du coup il protège son trésor. Le budget est immense : rien que les travaux d'infrastructures à Pékin s'élèvent à 40 milliards de dollars. Les JO ont été montés à la fois comme un symbole et comme un projet gigantesque de légitimation de la Chine au sommet de la hiérarchie mondiale.
Le dalaï-lama ne réclame pas l'indépendance du Tibet. Or, on a vu dans ces manifestations des slogans "Free Tibet" et de nombreux drapeaux tibétains...
Je suis extrêmement gêné par l'utilisation immodérée qui est faite du drapeau tibétain. Aucun pays au monde ne reconnaît de près ou de loin l'existence d'un Tibet indépendant, il ne s'agit pas d'une question ouverte. Les revendications qu'on peut adresser à la Chine portent sur les droits de l'homme, pas sur l'indépendance du Tibet. Ou alors il faut s'exprimer clairement sur l'indépendance du Tibet et expliquer quels moyens on entend y mettre. Sinon, il s'agit d'une tromperie. On ne fait que jeter de l'huile sur le feu des dirigeants chinois qui parlent de la "clique indépendantiste" du dalaï-lama. Or, la plupart des manifestants sont davantage attachés à la spiritualité et à la culture tibétaine qu'à son indépendance. Je pense qu'il y a malheureusement une confusion complète de part et d'autre.
Propos reccueillis par Soren Seelow
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"Il y a eu un renversement dans notre perception de la Chine"
LEMONDE.FR | 14.04.08 | 16h37 • Mis à jour le 14.04.08 | 19h05
Derrière les revendications en faveur des droits de l'homme au Tibet, certains ont cru deviner un sentiment anti-chinois. Partagez-vous cette impression ?
Ce qui me gène le plus, c'est que 80 % des manifestants et des forces politiques présentes dans la rue sont radicalement contre l'envoi de troupes françaises en Afghanistan. Autrement dit, on défend les Tibétains à Paris, jusqu'au dernier Tibétain pour ainsi dire, car il ne s'agit pas forcément d'une cause gagnée, alors qu'on est contre l'intervention en Afghanistan qui était pourtant présentée en 2001 comme légitime.
Il y a un côté un peu facile, un peu rhétorique et théâtral dans tout ça. Ceci étant, le gouvernement chinois aurait tort de se servir de cela comme argument, car lui n'a pas ouvert le droit à l'information et à la liberté d'expression au Tibet, et il envoie des contre-manifestants un peu partout dans le monde. Nous pouvons donc parler entre nous des sentiments confus chez nos manifestants, mais la Chine est un peu moins fondée à évoquer cet aspect des choses.
Ces manifestations s'inscrivent néanmoins dans un contexte : l'émergence presque intimidante du géant chinois face à un Occident qui se vit en perte de vitesse. La cause tibétaine n'agit-elle pas aussi parfois comme un exutoire ?
En trois ans, il y a eu un renversement dans notre perception de la Chine. Début 2005, au moment du débat sur le levée de l'embargo visant les ventes d'armes à Pékin et de la visite à Paris du président Hu Jintao, la tour Eiffel était en rouge (aux couleurs du drapeau chinois), on parlait du Nouvel An chinois à la télévision... Mais depuis, nous sommes en proie à une inquiétude économique grandissante : la Chine connaît une croissance à deux chiffres et des excédents commerciaux phénoménaux. A cela s'est ajouté le sentiment qu'avec sa monnaie dévaluée, des salaires extrêmement bas, les contrefaçons et le non respect des libertés syndicales, elle ne jouait pas avec les mêmes instruments que nous. Il est logique que cette angoisse monte dans une société où le taux de chômage est élevé. Il est également logique que nos sociétés soient lassées par le discours de leurs élites économiques sur le travail à la chinoise quand on sait que les libertés individuelles y sont très limitées.
Mais il y a un deuxième facteur, tout aussi important, qui vient de Chine. On s'est longtemps accroché à l'idée dominante d'une adaptation inéluctable de la Chine aux normes internationales. Or, si le pays a connu un enrichissement phénoménal et une libéralisation de la société, il n'y a eu aucune libéralisation politique. Si on se focalise sur les Jeux olympiques, on constate que là où tout le monde attendait une libéralisation, il y a eu un tour de vis avec une recrudescence des arrestations d'activistes ces derniers mois. Au fond, le gouvernement chinois a monté les JO comme un symbole de légitimité, et du coup il protège son trésor. Le budget est immense : rien que les travaux d'infrastructures à Pékin s'élèvent à 40 milliards de dollars. Les JO ont été montés à la fois comme un symbole et comme un projet gigantesque de légitimation de la Chine au sommet de la hiérarchie mondiale.
Le dalaï-lama ne réclame pas l'indépendance du Tibet. Or, on a vu dans ces manifestations des slogans "Free Tibet" et de nombreux drapeaux tibétains...
Je suis extrêmement gêné par l'utilisation immodérée qui est faite du drapeau tibétain. Aucun pays au monde ne reconnaît de près ou de loin l'existence d'un Tibet indépendant, il ne s'agit pas d'une question ouverte. Les revendications qu'on peut adresser à la Chine portent sur les droits de l'homme, pas sur l'indépendance du Tibet. Ou alors il faut s'exprimer clairement sur l'indépendance du Tibet et expliquer quels moyens on entend y mettre. Sinon, il s'agit d'une tromperie. On ne fait que jeter de l'huile sur le feu des dirigeants chinois qui parlent de la "clique indépendantiste" du dalaï-lama. Or, la plupart des manifestants sont davantage attachés à la spiritualité et à la culture tibétaine qu'à son indépendance. Je pense qu'il y a malheureusement une confusion complète de part et d'autre.
Propos reccueillis par Soren Seelow
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