Islam et Lumières : L'élan brisé
Importées par les troupes napoléoniennes, les idées révolutionnaires ont réveillé le monde arabe. Sans vrais lendemains
Manu militari. C'est au son du canon que l'Islam reçoit les Lumières européennes et civilisatrices, quand débarquent à Alexandrie les armées napoléoniennes. Evénement fondateur, l'expédition de Bonaparte en Egypte (1798-1801) n'est pas sans évoquer les récents assauts de l'armada bushienne - le concept de démocratie s'étant entre-temps substitué à celui de civilisation. Pour les Arabes, qui vivent là la première intrusion armée de l'Europe depuis les croisades, la prise de conscience est brutale. Face à l'effroyable constat de la supériorité militaire, scientifique et technique de l'Occident, une question se pose qui obsédera l'Islam pour les deux siècles à venir : comment rattraper ce scandaleux retard ? Apparaît alors un grand mouvement de réveil du monde arabe, à la fois politique, culturel et religieux, qu'on appelle au xixe siècle la Nâhda ou Renaissance. Oui, on l'ignore trop souvent, l'Islam des Lumières tant invoqué de nos jours a bien failli exister.
Envoyé par Istanbul pour stabiliser Le Caire, Muhammad Ali, celui qui, d'après Victor Hugo, «est à Napoléon ce que le tigre est au lion», une sorte d'alter ego, prend le pouvoir en 1804. Il s'impose comme l'artisan de l'Egypte moderne, qu'il mène vers le « nouvel ordre » (nizam al-gedid). Nationalisation de l'armée, scolarisation, vaccination, routes, industries, conquêtes...
Etat et intelligentsia se développent de pair. Et tandis qu'en pleine égyptomania les écrivains-voyageurs, Chateaubriand, Nerval ou Flaubert, se laissent ensorceler par l'Orient, les étudiants boursiers du pacha sont fascinés par la modernité européenne. Imam de la première mission de futurs cadres égyptiens en France (1826-1830), Rifaa al-Tâhtawî rapporte de son voyage « l'Or de Paris », édité en arabe au Caire en 1834. C'est la première description de l'Europe des Lumières par un intellectuel arabe. Le «Tocqueville de l'Orient» y confronte tout ce qu'il découvre (sciences, histoire, hygiène, stratégie...) aux idéaux de l'Islam et aux blocages du monde arabe. Troublé mais heureusement impressionné par la démocratie (il traduit entièrement la Charte constitutionnelle de 1830), il est aussi le premier penseur arabe à distinguer les concepts de « patrie » (watan) et de « communauté musulmane » (oumma). Responsable de la réforme scolaire, Tâhtawî fonde encore l'Ecole des Langues (en 1835), chargée d'un vaste programme de traduction des oeuvres européennes, ainsi que la moderne Maison des Sciences, qui formera aussi bien des modernistes libéraux, des nationalistes maghrébins que des islamistes radicaux comme Sayyid Qotb au xxe siècle.
Les idées nouvelles qui agitent alors la société égyptienne, désireuse d'en finir avec la répression turque, se diffusent d'autant mieux que l'imprimerie et les journaux, qui portent les débats nationalistes (panarabisme et panislamisme), sont en plein essor. Parallèlement, le Liban, qui eut sa première imprimerie en 1697, poursuivait sa nâhda culturelle commencée dès le xviiie siècle, sous l'impulsion de communautés chrétiennes cosmopolites et éduquées, menant un remarquable travail de conservation du patrimoine littéraire arabe. Pour toute une nouvelle génération de réformateurs musulmans éblouis par la culture de l'Europe mais opposés à son hégémonie, la seule - et déjà compromettante - imitation de l'Occident ne saurait constituer la réponse au problème du monde islamique.Ils proposent alors une audacieuse alliance entre un retour à la pureté des origines de l'islam et une lecture ouverte à la modernité. La Salafiya (salaf, « les anciens » en arabe, à ne pas confondre avec le salafisme rigoriste actuel) est fondée par Jamal Eddine al-Afghani (1838-1897), qui en 1883 affirme devant Ernest Renan en Sorbonne la compatibilité de l'islam avec l'esprit scientifique, puis théorisée par son disciple Mohamed Abdouh (1849-1905). Celui-ci réhabilite l'autorité de la raison sur la tradition. Il explique la décadence islamique par la sclérose des quatre écoles juridiques, à laquelle n'a pu qu'aboutir la fermeture de l'ijtihad (l'interprétation des textes sacrés) au xiie siècle. «C'est en invoquant les catégories politiques héritées des Lumières (parlementarisme, liberté d'expression) qu'ils menaient le combat contre le despotisme local», relève Abdelwahab Meddeb, auteur de « la Maladie de l'islam » (Seuil). Et dans leur théologie «ils cherchaient à trouver dans le Coran même les éléments de la religion rationnelle théorisée par le positiviste Auguste Comte».
Ils feront de nombreux adeptes. Ainsi Amin Qassim (1865[1863]-1908), qui, dans le détonant « la Libération de la femme », revendique l'égalité homme-femme dans une société totalement mixte. Ou un peu plus tard Ali Abderraziq (1888-1966), qui propose carrément de renoncer à la forme de l'Etat islamique pour la laïcité européenne.
Cependant, se nourrissant déjà de la décrépitude du pouvoir, incapable d'assurer la souveraineté de l'Egypte, surgiront les idéologies réactionnaires de combat, violemment hostiles à ces tentatives de réforme. Au premier rang desquelles celle des Frères musulmans, fondée par Hassan al-Banna en 1927.
Ainsi, reçues par l'Orient avec les armes, les Lumières furent-elles dépouillées des droits de l'homme et de la démocratie pour ne devenir porteuses, au fond, que de la seule idée d'éveil national.
Marie Lemonnier
Le Nouvel Observateur
http://hebdo.nouvelobs.com/p2198/dossier/a327827.html
Importées par les troupes napoléoniennes, les idées révolutionnaires ont réveillé le monde arabe. Sans vrais lendemains
Manu militari. C'est au son du canon que l'Islam reçoit les Lumières européennes et civilisatrices, quand débarquent à Alexandrie les armées napoléoniennes. Evénement fondateur, l'expédition de Bonaparte en Egypte (1798-1801) n'est pas sans évoquer les récents assauts de l'armada bushienne - le concept de démocratie s'étant entre-temps substitué à celui de civilisation. Pour les Arabes, qui vivent là la première intrusion armée de l'Europe depuis les croisades, la prise de conscience est brutale. Face à l'effroyable constat de la supériorité militaire, scientifique et technique de l'Occident, une question se pose qui obsédera l'Islam pour les deux siècles à venir : comment rattraper ce scandaleux retard ? Apparaît alors un grand mouvement de réveil du monde arabe, à la fois politique, culturel et religieux, qu'on appelle au xixe siècle la Nâhda ou Renaissance. Oui, on l'ignore trop souvent, l'Islam des Lumières tant invoqué de nos jours a bien failli exister.
Envoyé par Istanbul pour stabiliser Le Caire, Muhammad Ali, celui qui, d'après Victor Hugo, «est à Napoléon ce que le tigre est au lion», une sorte d'alter ego, prend le pouvoir en 1804. Il s'impose comme l'artisan de l'Egypte moderne, qu'il mène vers le « nouvel ordre » (nizam al-gedid). Nationalisation de l'armée, scolarisation, vaccination, routes, industries, conquêtes...
Etat et intelligentsia se développent de pair. Et tandis qu'en pleine égyptomania les écrivains-voyageurs, Chateaubriand, Nerval ou Flaubert, se laissent ensorceler par l'Orient, les étudiants boursiers du pacha sont fascinés par la modernité européenne. Imam de la première mission de futurs cadres égyptiens en France (1826-1830), Rifaa al-Tâhtawî rapporte de son voyage « l'Or de Paris », édité en arabe au Caire en 1834. C'est la première description de l'Europe des Lumières par un intellectuel arabe. Le «Tocqueville de l'Orient» y confronte tout ce qu'il découvre (sciences, histoire, hygiène, stratégie...) aux idéaux de l'Islam et aux blocages du monde arabe. Troublé mais heureusement impressionné par la démocratie (il traduit entièrement la Charte constitutionnelle de 1830), il est aussi le premier penseur arabe à distinguer les concepts de « patrie » (watan) et de « communauté musulmane » (oumma). Responsable de la réforme scolaire, Tâhtawî fonde encore l'Ecole des Langues (en 1835), chargée d'un vaste programme de traduction des oeuvres européennes, ainsi que la moderne Maison des Sciences, qui formera aussi bien des modernistes libéraux, des nationalistes maghrébins que des islamistes radicaux comme Sayyid Qotb au xxe siècle.
Les idées nouvelles qui agitent alors la société égyptienne, désireuse d'en finir avec la répression turque, se diffusent d'autant mieux que l'imprimerie et les journaux, qui portent les débats nationalistes (panarabisme et panislamisme), sont en plein essor. Parallèlement, le Liban, qui eut sa première imprimerie en 1697, poursuivait sa nâhda culturelle commencée dès le xviiie siècle, sous l'impulsion de communautés chrétiennes cosmopolites et éduquées, menant un remarquable travail de conservation du patrimoine littéraire arabe. Pour toute une nouvelle génération de réformateurs musulmans éblouis par la culture de l'Europe mais opposés à son hégémonie, la seule - et déjà compromettante - imitation de l'Occident ne saurait constituer la réponse au problème du monde islamique.Ils proposent alors une audacieuse alliance entre un retour à la pureté des origines de l'islam et une lecture ouverte à la modernité. La Salafiya (salaf, « les anciens » en arabe, à ne pas confondre avec le salafisme rigoriste actuel) est fondée par Jamal Eddine al-Afghani (1838-1897), qui en 1883 affirme devant Ernest Renan en Sorbonne la compatibilité de l'islam avec l'esprit scientifique, puis théorisée par son disciple Mohamed Abdouh (1849-1905). Celui-ci réhabilite l'autorité de la raison sur la tradition. Il explique la décadence islamique par la sclérose des quatre écoles juridiques, à laquelle n'a pu qu'aboutir la fermeture de l'ijtihad (l'interprétation des textes sacrés) au xiie siècle. «C'est en invoquant les catégories politiques héritées des Lumières (parlementarisme, liberté d'expression) qu'ils menaient le combat contre le despotisme local», relève Abdelwahab Meddeb, auteur de « la Maladie de l'islam » (Seuil). Et dans leur théologie «ils cherchaient à trouver dans le Coran même les éléments de la religion rationnelle théorisée par le positiviste Auguste Comte».
Ils feront de nombreux adeptes. Ainsi Amin Qassim (1865[1863]-1908), qui, dans le détonant « la Libération de la femme », revendique l'égalité homme-femme dans une société totalement mixte. Ou un peu plus tard Ali Abderraziq (1888-1966), qui propose carrément de renoncer à la forme de l'Etat islamique pour la laïcité européenne.
Cependant, se nourrissant déjà de la décrépitude du pouvoir, incapable d'assurer la souveraineté de l'Egypte, surgiront les idéologies réactionnaires de combat, violemment hostiles à ces tentatives de réforme. Au premier rang desquelles celle des Frères musulmans, fondée par Hassan al-Banna en 1927.
Ainsi, reçues par l'Orient avec les armes, les Lumières furent-elles dépouillées des droits de l'homme et de la démocratie pour ne devenir porteuses, au fond, que de la seule idée d'éveil national.
Marie Lemonnier
Le Nouvel Observateur
http://hebdo.nouvelobs.com/p2198/dossier/a327827.html
