Turquie: victoire triomphale mais empoisonnée pour Erdogan
REUTERS
Avec 47% des voix aux législatives de dimanche, le Premier ministre sortant issu du mouvement islamiste engrange des résultats allant bien au-delà des pronostics les plus optimistes • Mais la crise entre la Turquie islamiste et la Turquie laïque subsiste.
Par Marc Semo, envoyé spécial à Ankara.
LIBERATION.FR : lundi 23 juillet 2007
C'est un quasi-plébiscite pour Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre sortant issu du mouvement islamiste. Donné déjà favori dans les sondages, l'AKP (parti de la justice et du developpement), engrange des résultats allant bien au-delà des pronostics les plus optimistes obtenant plus de 47% des voix aux élections législatives du 22 juillet. Une augmentation de plus de 12 points par rapport à 2002. «C'est la première depuis plus de cinquante ans qu'un parti au pouvoir est reconduit avec un score encore supérieur à celui qu'il a obtenu aux élections précédentes», martelait, dimanche dans la nuit, Recep Tayyip Erdogan parlant à Ankara depuis le balcon du siège de l'AKP.
A ses côtés, il y avait sa femme Emine, portant un strict foulard islamiste, et celui qu'il appelle «son frère», Abdullah Gül, ministre des Affaires étrangères, lui aussi avec sa femme voilée. Cette scène constitue un symbole. C'est en effet l'impossibilité pour l'AKP de faire élire par les députés Abdullah Gül à la présidence de la République en avril dernier, qui a crée la longue crise politique ayant abouti aux élections anticipées de dimanche. Il fallait pour la présidentielle un quorum des 2/3 des députés. L'opposition laïque du CHP (parti républicain du peuple) avait boycotté estimant que l'arrivée de Gül au palais de Cankaya, l'Elysée turc, aurait donné tous les leviers du pouvoir aux islamistes, mettant en péril la République jacobine et laïque créée par Mustapha Kemal sur les décombres de l'empire ottoman après la première guerre mondiale. Les militaires avaient clairement signifié qu'ils s'inquiétaient du péril et affirmé leur opposition à une arrivée à la présidence d'Abdullah Gül. «Il faut un président qui ne soit pas attaché à la constitution et à la laïcité seulementent en parole», avait martelé le chef d'Etat major, le général Yasar Büyükanit.
Après le vote de dimanche, la crise entre les deux Turquie reste entière. Le CHP, qui a obtenu à peine 20% des voix, n'a pas réussi à capitaliser les suffrages des millions de Turcs qui, ces derniers mois, avaient manifesté pour la défense de la laïcité. Mais l'AKP, grand vainqueur de l'élection, n'a toujours pas, avec 341 sièges sur 550, la majorité de 2/3 qui lui permettrait de faire passer son candidat. Techniquement, cela pourrait être possible d'atteindre le quorum de 367 voix avec les députés indépendants kurdes au nombre de 28... Mais, politiquement, une telle solution est improbable car ceux ci sont en fait les élus du DTP (mouvement pour une société démocratique) qui est considéré par Ankara comme la «vitrine politique» des rebelles kurdes du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) qui ménent la lutte armée dans le sud-est du pays à majorité kurde.
La situation semble donc bloquée d'autant que Recep Tayyip Erdogan, tout à l'ivresse de sa victoire, semble vouloir faire monter les enchères. La présence d'Abdullah Gül à ses côtés sur le balcon au soir du triomphe montre clairement que pour le moment le Premier ministre compte bien toujours en faire son candidat. La foule des militants dans la rue scandait d'ailleurs «Gül président», dans un mouvement qui n'a rien de spontané.
Pour mettre encore plus précisément les points sur les «i», le Premier ministre a déclaré dans une interview au quotidien Milliyet que «le résultat du vote est aussi une réaction à l'injustice faite à Abdullah Gül». Certes la vie politique turque est faite de compromis. Mais là, la marge de manœuvre est réellement très étroite, d'autant qu'Erdogan doit aussi faire les comptes avec les humeurs d'une base galvanisée par ce triomphe dans les urnes.
Pour Recep Tayyip Erdogan arrive maintenant le moment de vérité. L'AKP a profité évidemment des voix des islamistes mais plus encore qu'en 2002 aussi de celles de tous les libéraux et des réformateurs pro-européens écœurés de l'immobilisme et du nationalisme de la gauche kémaliste.
A la différence de 2002, Erdogan, dimanche soir, n'a eu qu'un petit mot sur l'Europe dans son long discours. Il connaît les humeurs d'un pays devenu toujours plus eurosceptique, en réaction à l'attitude des occidentaux sur l'adhésion turque. Mais saura-t-il continuer dans la voie des réformes ? «Il a reçu un énorme et clair mandat populaire», analyse l'universitaire Cengiz Aktar, spécialiste des questions européennes soulignant néanmoins que «s'il ne mène pas ces grands changements démocratiques et la réforme de la constitution et s'il ne continue clairement dans sa route vers l'Europe tous ces libéraux et centristes qui lui ont donné ce triomphe se détourneront de l'AKP». Et alors, il sera seul face au camps laïc et aux militaires.
http://www.liberation.fr/actualite/monde/268536.FR.php
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Avec 47% des voix aux législatives de dimanche, le Premier ministre sortant issu du mouvement islamiste engrange des résultats allant bien au-delà des pronostics les plus optimistes • Mais la crise entre la Turquie islamiste et la Turquie laïque subsiste.
Par Marc Semo, envoyé spécial à Ankara.
LIBERATION.FR : lundi 23 juillet 2007
C'est un quasi-plébiscite pour Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre sortant issu du mouvement islamiste. Donné déjà favori dans les sondages, l'AKP (parti de la justice et du developpement), engrange des résultats allant bien au-delà des pronostics les plus optimistes obtenant plus de 47% des voix aux élections législatives du 22 juillet. Une augmentation de plus de 12 points par rapport à 2002. «C'est la première depuis plus de cinquante ans qu'un parti au pouvoir est reconduit avec un score encore supérieur à celui qu'il a obtenu aux élections précédentes», martelait, dimanche dans la nuit, Recep Tayyip Erdogan parlant à Ankara depuis le balcon du siège de l'AKP.
A ses côtés, il y avait sa femme Emine, portant un strict foulard islamiste, et celui qu'il appelle «son frère», Abdullah Gül, ministre des Affaires étrangères, lui aussi avec sa femme voilée. Cette scène constitue un symbole. C'est en effet l'impossibilité pour l'AKP de faire élire par les députés Abdullah Gül à la présidence de la République en avril dernier, qui a crée la longue crise politique ayant abouti aux élections anticipées de dimanche. Il fallait pour la présidentielle un quorum des 2/3 des députés. L'opposition laïque du CHP (parti républicain du peuple) avait boycotté estimant que l'arrivée de Gül au palais de Cankaya, l'Elysée turc, aurait donné tous les leviers du pouvoir aux islamistes, mettant en péril la République jacobine et laïque créée par Mustapha Kemal sur les décombres de l'empire ottoman après la première guerre mondiale. Les militaires avaient clairement signifié qu'ils s'inquiétaient du péril et affirmé leur opposition à une arrivée à la présidence d'Abdullah Gül. «Il faut un président qui ne soit pas attaché à la constitution et à la laïcité seulementent en parole», avait martelé le chef d'Etat major, le général Yasar Büyükanit.
Après le vote de dimanche, la crise entre les deux Turquie reste entière. Le CHP, qui a obtenu à peine 20% des voix, n'a pas réussi à capitaliser les suffrages des millions de Turcs qui, ces derniers mois, avaient manifesté pour la défense de la laïcité. Mais l'AKP, grand vainqueur de l'élection, n'a toujours pas, avec 341 sièges sur 550, la majorité de 2/3 qui lui permettrait de faire passer son candidat. Techniquement, cela pourrait être possible d'atteindre le quorum de 367 voix avec les députés indépendants kurdes au nombre de 28... Mais, politiquement, une telle solution est improbable car ceux ci sont en fait les élus du DTP (mouvement pour une société démocratique) qui est considéré par Ankara comme la «vitrine politique» des rebelles kurdes du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) qui ménent la lutte armée dans le sud-est du pays à majorité kurde.
La situation semble donc bloquée d'autant que Recep Tayyip Erdogan, tout à l'ivresse de sa victoire, semble vouloir faire monter les enchères. La présence d'Abdullah Gül à ses côtés sur le balcon au soir du triomphe montre clairement que pour le moment le Premier ministre compte bien toujours en faire son candidat. La foule des militants dans la rue scandait d'ailleurs «Gül président», dans un mouvement qui n'a rien de spontané.
Pour mettre encore plus précisément les points sur les «i», le Premier ministre a déclaré dans une interview au quotidien Milliyet que «le résultat du vote est aussi une réaction à l'injustice faite à Abdullah Gül». Certes la vie politique turque est faite de compromis. Mais là, la marge de manœuvre est réellement très étroite, d'autant qu'Erdogan doit aussi faire les comptes avec les humeurs d'une base galvanisée par ce triomphe dans les urnes.
Pour Recep Tayyip Erdogan arrive maintenant le moment de vérité. L'AKP a profité évidemment des voix des islamistes mais plus encore qu'en 2002 aussi de celles de tous les libéraux et des réformateurs pro-européens écœurés de l'immobilisme et du nationalisme de la gauche kémaliste.
A la différence de 2002, Erdogan, dimanche soir, n'a eu qu'un petit mot sur l'Europe dans son long discours. Il connaît les humeurs d'un pays devenu toujours plus eurosceptique, en réaction à l'attitude des occidentaux sur l'adhésion turque. Mais saura-t-il continuer dans la voie des réformes ? «Il a reçu un énorme et clair mandat populaire», analyse l'universitaire Cengiz Aktar, spécialiste des questions européennes soulignant néanmoins que «s'il ne mène pas ces grands changements démocratiques et la réforme de la constitution et s'il ne continue clairement dans sa route vers l'Europe tous ces libéraux et centristes qui lui ont donné ce triomphe se détourneront de l'AKP». Et alors, il sera seul face au camps laïc et aux militaires.
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Dernière édition par le Lun 23 Juil - 14:47, édité 1 fois