"La guerre du tous contre tous"
Myriam Benraad est doctorante à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, où elle achève une thèse consacrée aux problématiques identitaires dans l'Irak de l'après-Saddam, plus précisément autour d'un examen du phénomène arabe sunnite. Son dernier article, consacré à la guerre civile, est paru dans le dernier numéro de la revue Politique étrangère.
La mixité dans la société irakienne entre individus de confession chiite et individus de confession sunnite existe-t-elle encore aujourd’hui ? Les uns et les autres vivent-ils encore ensemble dans certaines zones ?
On pouvait parler de mixité à Bagdad. Mais la capitale irakienne a toujours fait figure d’exception à l’échelle du pays. En outre, si la mixité a certes existé, elle n’en était pas moins une réalité sociale délimitée. Aujourd’hui, on peut dire qu’elle est quasi inexistante. Les violences se traduisent en effet par un phénomène continuel de décomposition-recomposition territoriale, assez impressionant. Celui-ci est le fait des attaques sectaires et surtout de l’action des milices à l’encontre des populations civiles.
Bagdad est ainsi divisée entre une rive gauche à dominante chiite et une rive droite sunnite, à l’exception de quelques rares enclaves. Mais dans l’ensemble, les quartiers mixtes tendent à disparaitre sous le poids de l’insécurité.
Hors de Bagdad, comment chiites et sunnites se répartissent-ils sur le territoire de l’Irak ?
Dans les grandes lignes, le sud est à majorité chiite et le nord à majorité sunnite. Cette répartition territoriale tend d’autant plus à s’essentialiser que s’accélèrent les mouvements de populations à l’intérieur des frontières.
L’appartenance à une communauté religieuse a donc pris le dessus sur l’appartenance nationale ?
Cette polarisation entre chiites et sunnites tend à s’imposer. Le nettoyage des quartiers, les déplacements de civils, les attaques en tout genre vont aujourd’hui dans le sens d’une partition de la société. Malheureusement.
On a souvent l’impression que les chiites sont pauvres et les sunnites aisés. Est-ce vrai ?
Sur la question du sous-bassement économique du clivage sunnite-chiite en Irak, il importe de se prémunir contre toute généralisation trompeuse. On a certes assisté à une paupérisation relative de la communauté chiite au cours des dernières décennies, notamment au moment de la prise du pouvoir par le Baas et, parallèlement, à une mainmise plus structurelle de la minorité arabe sunnite sur les institutions du pays. Toutefois, en s’intéressant plus attentivement à l’histoire socio-économique de la communauté chiite depuis la fondation de l’Etat irakien en 1921, on peut constater que cette dernière a été favorisée par certains pouvoirs en place - par exemple par la monarchie de Fayçal - à travers certaines tentatives régulières d’intégration par l’éducation et diverses politiques de promotion.
Comment la société chiite s’est-elle appauvrie sous le régime baasiste de Saddam Hussein ?
D’un point de vue historique, la paupérisation de la communauté chiite est indissociable de l’immixion économique qui a été celle du Baas dès son arrivée au pouvoir à la fin des années 1960. Celle-ci visait à détruire les classes sociales chiites les plus aisées, avec pour arrière-fond la volonté d’étouffer toute vélléité d’opposition politique au régime.
On peut citer quelques mesures ayant mises en oeuvre à l’époque : les réformes agraires ayant abouti à la disparition des grands propriétaires fonciers chiites et la destruction des classes supérieures marchandes et entrepreneuriales. Ce phénomène a été par la suite accentué par les effets de la guerre contre l’Iran et les conséquences désastreuses de l’embargo sur la société irakienne, sans compter la répression perpétuelle exercée à l’encontre de cette communauté par Saddam Hussein.
Qu’est-ce qui a vraiment provoqué ce déchirement entre chiites et sunnites auquel on assiste depuis quelques années ?
Outre l’existence de certains traits historiques susceptibles d’éclairer le double phénomène de communautarisation et de confessionalisation de l’Irak d’après-guerre, le principal facteur de ce déchirement a été dans une large mesure la politique conduite par la coalition étrangère. Celle-ci s’est en effet employée à rebâtir l’appareil institutionnel post-baasiste sur des bases communautaires, qui n’étaient certes pas totalement étrangères à la société, mais qui, du fait de leur systématicité, ont contribué à exacerber les tensions.
La réorganisation du politique s’est ainsi apparentée, très schématiquement, à la montée en puissance d’une « majorité » chiite désormais maîtresse du « nouvel ordre » irakien et, symétriquement, à la marginalisation de la « minorité » arabe sunnite.
Que pensez des nombreuses voix en Irak qui affirment que le conflit actuel entre chiites et sunnites était voulu dès le départ par les Américains. Une sorte de stratégie du "diviser pour régner", afin de faciliter et justifier leur présence à long-terme dans la région ?
Je pense qu’il s’agit d’une vue de l’esprit. Il y a surtout eu un problème de lecture, d’appréhension de la société irakienne par les forces de la coalition. Ceci a abouti au désastre dont nous sommes aujourd’hui témoins. On voit à quel point les troupes américaines ne maitrisent plus aucune dynamique sur le terrain.
Quelle identité prédomine aujourd’hui chez un Irakien ?
Il y a encore quelques temps, lorsqu’on posait cette question aux Irakiens, la majorité se targuait de son « irakité ». Depuis l’attentat contre le mausolée de Samarra du printemps 2006, et la vague de représailles intercommunautaires qui s’en est suivie, les choses ont radicalement changé. Le référent religieux semble ainsi aujourd’hui prédominant.
Mais il ne s’agit pas non plus du seul marqueur identitaire. Le registre tribal est également présent. Celui-ci avait été réactivé par Saddam Hussein bien avant la chute du régime. Toutefois, dans l’ensemble, les logiques identitaires à l’oeuvre restent confuses. Seul un retrait militaire des troupes étrangères pourrait permettre d’y voir plus clair.
Pourtant, on a assisté il y a un peu à une manifestation monstre à Najaf qui promouvait l’unité de l’Irak. Que dire de ces millions d’Irakiens qui se sont enthousiasmés avec fierté de cette jeune femme symbole du pays qui a gagné la Star Academy version Moyen-Orient...
Il serait vain de voir dans des micro-événements, tel que certaines manifestations pour l’unité de l’Irak, des phénomènes probants sur le long terme, même si la volonté d’une partie de la population de ne pas s’enferrer dans des catégories religieuses ou ethniques est certainement sincère.
Pourtant, la déterioration continue des rapports entre communautés est un fait indéniable. À mon sens, la situation a atteint à ce jour un point de non retour. Les derniers développements tendent même à démontrer qu’on est entrés dans une nouvelle configuration, avec l’extension actuelle des violences intra-communautaires.
Parlons plus spécifiquement de chaque communauté. Côté chiite, quel influence exerce respectivement les trois principales figures, à savoir Ali-Sistani, Moqtada Al-Sadr et Maliki ?
Du fait de son statut - il est en effet la figure la plus emblématique de l’institution religieuse chiite irakienne - Ali-Sistani jouit d’une légitimité communément reconnue au sein de sa communauté.
Moqtada Al-Sadr se distingue pour sa part par son radicalisme. Il a ainsi critiqué à plusieurs reprises Sistani pour sa modération face aux forces de la coalition et fait le choix d’un registre plus politisé, asseyant sa popularité sur les couches sociales les plus populaires, notamment la jeunesse chiite urbaine pauvre, séduite par son charisme.
Quant à Nouri Al-Maliki, c’est un personnage fortement critiqué. On lui reproche en effet de faire à la fois le jeu des milices et des forces d’occupation. Je dirais qu’il jouit d’une popularité égale à ses prédécesseurs.
Que faut-il penser du retrait des ministres sadristes du gouvernement ?
Indiscutablement, ce retrait prive les autorités d’un allié important. Sans le soutien des partisans sadristes, la marge de manoeuvre d’Al-Maliki et du gouvernement est de facto restreinte. Quant à savoir si cette défection est susceptible d’aggraver la situation... N’oublions pas qu’outre cette problématique, le gouvernement, totalement barricadé dans la zone verte, ne dispose dans l’absolu d’aucun moyen d’action réel, d’aucune emprise sur le cours des évènements...
Vous parliez tantôt de violences intra-communautaires. Il y a des déchirements à l’intérieur même de la communauté chiite ?
En sus du clivage sunnite-chiite, certes fondamental, d’autres lignes de fracture traversent aujoud’hui le pays. Ainsi, dans plusieurs régions, par exemple dans les gouvernorats du sud à dominante chiite, certains dérapages intra-communautaires sont aujourd’hui à craindre.
A cet égard, il y a déjà eu des accrochages, de violents affrontements entre milices adverses, opposant notamment l’Armée du Mahdi de Moqtada Al-Sadr et les brigades Al-Badr rattachées à l’Assemblée suprême de la révolution islamique en Irak (ASRII), l’un des partis dominants au sein de la coalition gouvernementale.
Ces violences s’expliquent en outre par une concurrence pour le contrôle des ressources économiques, à l’horizon du retrait des troupes étrangères. C’est un phénomène nouveau car ces régions étaient restées relativement pacifiques et glissent progressivement dans la violence intra-communautaire, intra-chiite en l’occurrence. On assiste enfin à une généralisation du sentiment d’impunité, à la prolifération des groupes armés qui agissent selon leur bon vouloir. La société irakienne menace de se désagréger.
Les chiites d’Irak veulent-ils une république islamique sur le modèle de celle installée par les chiites d’Iran ?
Les principaux partis chiites, au premier rang desquels le courant sadriste et le mouvement d’Al-Hakim, ont régulièrement exprimé leur volonté de faire de l’Irak une République islamique sur le modèle de leur voisin iranien. La nouvelle Constitution adoptée en 2005, définissant l’islam comme la source principale de législation, allait en apparence dans le sens de ce projet. Néanmoins, le scénario d’établissement d’une République islamique chiite doit être considéré avec prudence dans la mesure où la communauté chiite n’aspire pas dans sa totalité à voir le champ religieux s’emparer du politique. Autrement dit, tous les chiites n’appelent pas d’une même voix la fondation d’un tel régime. Les Irakiens sont plutôt conscients de la nécessité de refonder un pacte national. Je crois encore en une forme de survivance d’un sentiment collectif, en un désir de destin commun.
Où commence et où finit la solidarité entre chiites d’Irak et chiites d’Iran ?
Au niveau du leadership chiite irakien, il existe une tradition de proximité, d’affinité historique évidente avec l’Iran. Toutefois, la question de la solidarité entre chiites irakiens et iraniens demeure complexe. Une vision tend à essentialiser cette solidarité, à vouloir en faire une donnée naturelle, systématique, abondant dans le sens d’une idée médiatique amplement véhiculée : celle d’un « croissant chiite » à l’échelle de tout le Moyen-Orient, d’un effet de contagion qui rassemblerait aujourd’hui l’ensemble des chiites de la région, du Golfe au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie, pour former in fine une force concurrente des régimes sunnites.
Les trajectoires historiques des communautés chiites d’Irak et d’Iran sont certes intimement liées. Mais de là à dire que cette communauté de destin aboutisse à la formulation d’un projet politique viable, il s’agit d’une hypothèse encore improbable. J’en viens à la seconde vision consistant pour sa part à démentir la première en soulignant le clivage irrémédiable entre Arabes et Perses. Elle est également simplificatrice. Il faut se placer à la charnière de ces deux visions.
Passons à l’insurrection sunnite. Qui sont ces insurgés ? Dans les médias, en particulier américains, revient sans cesse le nom d’Al-Qaïda...
L’erreur d’un certain nombre de médias est de vouloir plaquer des étiquettes sur cette insurrection. On parle beaucoup d’Al-Qaeda, des Arabes « étrangers », d’une internationale jihadiste qui aurait pris le contrôle du pays. Dans la réalité, les insurgés sont essentiellement irakiens, une caractéristique trop souvent négligée. On a beaucoup exagéré le rôle d’Al-Qaeda au sein du soulèvement. La vision occidentale d’un projet terroriste « global » est également totalement à côté de la plaque.
Sur la question du profil des insurgés. On a évoqué dans les lendemains immédiats de la chute de Bagdad le rôle décisif de l’avant-garde baasiste et celui des groupuscules nationalistes. A l’heure actuelle, cette tendance islamo-nationaliste est largement supplantée par le cadre idéologique de l’islam radical, précisément par une doctrine salafiste qui, dans sa version quétiste, avait éclos au sein de la jeunesse sunnite urbaine à partir des années 1990. Les insurgés poursuivent ainsi leur action armée contre les troupes d’occupation. Mais les opérations revêtent surtout aujourd’hui une forte coloration confessionnelle.
Myriam Benraad est doctorante à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, où elle achève une thèse consacrée aux problématiques identitaires dans l'Irak de l'après-Saddam, plus précisément autour d'un examen du phénomène arabe sunnite. Son dernier article, consacré à la guerre civile, est paru dans le dernier numéro de la revue Politique étrangère.
La mixité dans la société irakienne entre individus de confession chiite et individus de confession sunnite existe-t-elle encore aujourd’hui ? Les uns et les autres vivent-ils encore ensemble dans certaines zones ?
On pouvait parler de mixité à Bagdad. Mais la capitale irakienne a toujours fait figure d’exception à l’échelle du pays. En outre, si la mixité a certes existé, elle n’en était pas moins une réalité sociale délimitée. Aujourd’hui, on peut dire qu’elle est quasi inexistante. Les violences se traduisent en effet par un phénomène continuel de décomposition-recomposition territoriale, assez impressionant. Celui-ci est le fait des attaques sectaires et surtout de l’action des milices à l’encontre des populations civiles.
Bagdad est ainsi divisée entre une rive gauche à dominante chiite et une rive droite sunnite, à l’exception de quelques rares enclaves. Mais dans l’ensemble, les quartiers mixtes tendent à disparaitre sous le poids de l’insécurité.
Hors de Bagdad, comment chiites et sunnites se répartissent-ils sur le territoire de l’Irak ?
Dans les grandes lignes, le sud est à majorité chiite et le nord à majorité sunnite. Cette répartition territoriale tend d’autant plus à s’essentialiser que s’accélèrent les mouvements de populations à l’intérieur des frontières.
L’appartenance à une communauté religieuse a donc pris le dessus sur l’appartenance nationale ?
Cette polarisation entre chiites et sunnites tend à s’imposer. Le nettoyage des quartiers, les déplacements de civils, les attaques en tout genre vont aujourd’hui dans le sens d’une partition de la société. Malheureusement.
On a souvent l’impression que les chiites sont pauvres et les sunnites aisés. Est-ce vrai ?
Sur la question du sous-bassement économique du clivage sunnite-chiite en Irak, il importe de se prémunir contre toute généralisation trompeuse. On a certes assisté à une paupérisation relative de la communauté chiite au cours des dernières décennies, notamment au moment de la prise du pouvoir par le Baas et, parallèlement, à une mainmise plus structurelle de la minorité arabe sunnite sur les institutions du pays. Toutefois, en s’intéressant plus attentivement à l’histoire socio-économique de la communauté chiite depuis la fondation de l’Etat irakien en 1921, on peut constater que cette dernière a été favorisée par certains pouvoirs en place - par exemple par la monarchie de Fayçal - à travers certaines tentatives régulières d’intégration par l’éducation et diverses politiques de promotion.
Comment la société chiite s’est-elle appauvrie sous le régime baasiste de Saddam Hussein ?
D’un point de vue historique, la paupérisation de la communauté chiite est indissociable de l’immixion économique qui a été celle du Baas dès son arrivée au pouvoir à la fin des années 1960. Celle-ci visait à détruire les classes sociales chiites les plus aisées, avec pour arrière-fond la volonté d’étouffer toute vélléité d’opposition politique au régime.
On peut citer quelques mesures ayant mises en oeuvre à l’époque : les réformes agraires ayant abouti à la disparition des grands propriétaires fonciers chiites et la destruction des classes supérieures marchandes et entrepreneuriales. Ce phénomène a été par la suite accentué par les effets de la guerre contre l’Iran et les conséquences désastreuses de l’embargo sur la société irakienne, sans compter la répression perpétuelle exercée à l’encontre de cette communauté par Saddam Hussein.
Qu’est-ce qui a vraiment provoqué ce déchirement entre chiites et sunnites auquel on assiste depuis quelques années ?
Outre l’existence de certains traits historiques susceptibles d’éclairer le double phénomène de communautarisation et de confessionalisation de l’Irak d’après-guerre, le principal facteur de ce déchirement a été dans une large mesure la politique conduite par la coalition étrangère. Celle-ci s’est en effet employée à rebâtir l’appareil institutionnel post-baasiste sur des bases communautaires, qui n’étaient certes pas totalement étrangères à la société, mais qui, du fait de leur systématicité, ont contribué à exacerber les tensions.
La réorganisation du politique s’est ainsi apparentée, très schématiquement, à la montée en puissance d’une « majorité » chiite désormais maîtresse du « nouvel ordre » irakien et, symétriquement, à la marginalisation de la « minorité » arabe sunnite.
Que pensez des nombreuses voix en Irak qui affirment que le conflit actuel entre chiites et sunnites était voulu dès le départ par les Américains. Une sorte de stratégie du "diviser pour régner", afin de faciliter et justifier leur présence à long-terme dans la région ?
Je pense qu’il s’agit d’une vue de l’esprit. Il y a surtout eu un problème de lecture, d’appréhension de la société irakienne par les forces de la coalition. Ceci a abouti au désastre dont nous sommes aujourd’hui témoins. On voit à quel point les troupes américaines ne maitrisent plus aucune dynamique sur le terrain.
Quelle identité prédomine aujourd’hui chez un Irakien ?
Il y a encore quelques temps, lorsqu’on posait cette question aux Irakiens, la majorité se targuait de son « irakité ». Depuis l’attentat contre le mausolée de Samarra du printemps 2006, et la vague de représailles intercommunautaires qui s’en est suivie, les choses ont radicalement changé. Le référent religieux semble ainsi aujourd’hui prédominant.
Mais il ne s’agit pas non plus du seul marqueur identitaire. Le registre tribal est également présent. Celui-ci avait été réactivé par Saddam Hussein bien avant la chute du régime. Toutefois, dans l’ensemble, les logiques identitaires à l’oeuvre restent confuses. Seul un retrait militaire des troupes étrangères pourrait permettre d’y voir plus clair.
Pourtant, on a assisté il y a un peu à une manifestation monstre à Najaf qui promouvait l’unité de l’Irak. Que dire de ces millions d’Irakiens qui se sont enthousiasmés avec fierté de cette jeune femme symbole du pays qui a gagné la Star Academy version Moyen-Orient...
Il serait vain de voir dans des micro-événements, tel que certaines manifestations pour l’unité de l’Irak, des phénomènes probants sur le long terme, même si la volonté d’une partie de la population de ne pas s’enferrer dans des catégories religieuses ou ethniques est certainement sincère.
Pourtant, la déterioration continue des rapports entre communautés est un fait indéniable. À mon sens, la situation a atteint à ce jour un point de non retour. Les derniers développements tendent même à démontrer qu’on est entrés dans une nouvelle configuration, avec l’extension actuelle des violences intra-communautaires.
Parlons plus spécifiquement de chaque communauté. Côté chiite, quel influence exerce respectivement les trois principales figures, à savoir Ali-Sistani, Moqtada Al-Sadr et Maliki ?
Du fait de son statut - il est en effet la figure la plus emblématique de l’institution religieuse chiite irakienne - Ali-Sistani jouit d’une légitimité communément reconnue au sein de sa communauté.
Moqtada Al-Sadr se distingue pour sa part par son radicalisme. Il a ainsi critiqué à plusieurs reprises Sistani pour sa modération face aux forces de la coalition et fait le choix d’un registre plus politisé, asseyant sa popularité sur les couches sociales les plus populaires, notamment la jeunesse chiite urbaine pauvre, séduite par son charisme.
Quant à Nouri Al-Maliki, c’est un personnage fortement critiqué. On lui reproche en effet de faire à la fois le jeu des milices et des forces d’occupation. Je dirais qu’il jouit d’une popularité égale à ses prédécesseurs.
Que faut-il penser du retrait des ministres sadristes du gouvernement ?
Indiscutablement, ce retrait prive les autorités d’un allié important. Sans le soutien des partisans sadristes, la marge de manoeuvre d’Al-Maliki et du gouvernement est de facto restreinte. Quant à savoir si cette défection est susceptible d’aggraver la situation... N’oublions pas qu’outre cette problématique, le gouvernement, totalement barricadé dans la zone verte, ne dispose dans l’absolu d’aucun moyen d’action réel, d’aucune emprise sur le cours des évènements...
Vous parliez tantôt de violences intra-communautaires. Il y a des déchirements à l’intérieur même de la communauté chiite ?
En sus du clivage sunnite-chiite, certes fondamental, d’autres lignes de fracture traversent aujoud’hui le pays. Ainsi, dans plusieurs régions, par exemple dans les gouvernorats du sud à dominante chiite, certains dérapages intra-communautaires sont aujourd’hui à craindre.
A cet égard, il y a déjà eu des accrochages, de violents affrontements entre milices adverses, opposant notamment l’Armée du Mahdi de Moqtada Al-Sadr et les brigades Al-Badr rattachées à l’Assemblée suprême de la révolution islamique en Irak (ASRII), l’un des partis dominants au sein de la coalition gouvernementale.
Ces violences s’expliquent en outre par une concurrence pour le contrôle des ressources économiques, à l’horizon du retrait des troupes étrangères. C’est un phénomène nouveau car ces régions étaient restées relativement pacifiques et glissent progressivement dans la violence intra-communautaire, intra-chiite en l’occurrence. On assiste enfin à une généralisation du sentiment d’impunité, à la prolifération des groupes armés qui agissent selon leur bon vouloir. La société irakienne menace de se désagréger.
Les chiites d’Irak veulent-ils une république islamique sur le modèle de celle installée par les chiites d’Iran ?
Les principaux partis chiites, au premier rang desquels le courant sadriste et le mouvement d’Al-Hakim, ont régulièrement exprimé leur volonté de faire de l’Irak une République islamique sur le modèle de leur voisin iranien. La nouvelle Constitution adoptée en 2005, définissant l’islam comme la source principale de législation, allait en apparence dans le sens de ce projet. Néanmoins, le scénario d’établissement d’une République islamique chiite doit être considéré avec prudence dans la mesure où la communauté chiite n’aspire pas dans sa totalité à voir le champ religieux s’emparer du politique. Autrement dit, tous les chiites n’appelent pas d’une même voix la fondation d’un tel régime. Les Irakiens sont plutôt conscients de la nécessité de refonder un pacte national. Je crois encore en une forme de survivance d’un sentiment collectif, en un désir de destin commun.
Où commence et où finit la solidarité entre chiites d’Irak et chiites d’Iran ?
Au niveau du leadership chiite irakien, il existe une tradition de proximité, d’affinité historique évidente avec l’Iran. Toutefois, la question de la solidarité entre chiites irakiens et iraniens demeure complexe. Une vision tend à essentialiser cette solidarité, à vouloir en faire une donnée naturelle, systématique, abondant dans le sens d’une idée médiatique amplement véhiculée : celle d’un « croissant chiite » à l’échelle de tout le Moyen-Orient, d’un effet de contagion qui rassemblerait aujourd’hui l’ensemble des chiites de la région, du Golfe au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie, pour former in fine une force concurrente des régimes sunnites.
Les trajectoires historiques des communautés chiites d’Irak et d’Iran sont certes intimement liées. Mais de là à dire que cette communauté de destin aboutisse à la formulation d’un projet politique viable, il s’agit d’une hypothèse encore improbable. J’en viens à la seconde vision consistant pour sa part à démentir la première en soulignant le clivage irrémédiable entre Arabes et Perses. Elle est également simplificatrice. Il faut se placer à la charnière de ces deux visions.
Passons à l’insurrection sunnite. Qui sont ces insurgés ? Dans les médias, en particulier américains, revient sans cesse le nom d’Al-Qaïda...
L’erreur d’un certain nombre de médias est de vouloir plaquer des étiquettes sur cette insurrection. On parle beaucoup d’Al-Qaeda, des Arabes « étrangers », d’une internationale jihadiste qui aurait pris le contrôle du pays. Dans la réalité, les insurgés sont essentiellement irakiens, une caractéristique trop souvent négligée. On a beaucoup exagéré le rôle d’Al-Qaeda au sein du soulèvement. La vision occidentale d’un projet terroriste « global » est également totalement à côté de la plaque.
Sur la question du profil des insurgés. On a évoqué dans les lendemains immédiats de la chute de Bagdad le rôle décisif de l’avant-garde baasiste et celui des groupuscules nationalistes. A l’heure actuelle, cette tendance islamo-nationaliste est largement supplantée par le cadre idéologique de l’islam radical, précisément par une doctrine salafiste qui, dans sa version quétiste, avait éclos au sein de la jeunesse sunnite urbaine à partir des années 1990. Les insurgés poursuivent ainsi leur action armée contre les troupes d’occupation. Mais les opérations revêtent surtout aujourd’hui une forte coloration confessionnelle.
Dernière édition par le Ven 25 Mai - 9:11, édité 2 fois