LE MONDE DIPLOMATIQUE | octobre 2004 | Page 3
Mascarade électorale en Tunisie
Par Kamel Labidi
Journaliste tunisien.
Au pouvoir depuis 1987, le président Zine El-Abidine Ben Ali sera candidat à sa propre succession, le 24 octobre. Nul ne doute de sa victoire. Il n’a pu se présenter pour un quatrième mandat de cinq ans que grâce une révision de la Constitution largement contestée. Malgré un pluralisme de façade, la répression impose le silence à l’opposition dite « démocratique », que, par ailleurs, son éloignement de la société et sa désunion affaiblissent.
Légitimer le coup de force contre la Constitution, qui remet en selle la présidence à vie, renforcer les pouvoirs déjà exorbitants du président et exclure de la compétition les candidats crédibles et les vrais opposants » : ainsi M. Mustapha Ben Jaafar, secrétaire général du Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), définit-il les objectifs des élections présidentielle et législatives qui auront lieu le 24 octobre en Tunisie.
Le « coup de force » auquel fait allusion cet opposant, dont le parti a été légalisé il y a deux ans mais qui demeure sous haute surveillance policière, a permis au pouvoir de faire entériner par référendum, en mai 2002, une révision de la Constitution. Celle-ci permet notamment à M. Zine El-Abidine Ben Ali de franchir la « ligne rouge » qui lui interdisait d’être candidat à sa propre succession au terme de son troisième mandat. Il peut ainsi se représenter autant de fois qu’il le souhaite.
M. Ben Ali choisit aussi bien ses propres « adversaires » dans la course à la présidence que les députés de l’« opposition » (1). C’est lui qui nomme sept des neuf membres du Conseil constitutionnel, à qui revient notamment la tâche de se prononcer sur la constitutionnalité des lois et la validité des candidatures à la présidence de la République. Les deux autres membres sont choisis par le président de la Chambre des députés, laquelle applique à la lettre les instructions du chef du parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), qui n’est autre que... M. Ben Ali.
Dans ces conditions, estime M. Rachid Khechana, membre du bureau politique du Parti démocratique progressiste (PDP), reconnu par le pouvoir depuis 1988 mais tenu à l’écart des institutions, le scrutin présidentiel vise essentiellement à « ouvrir une grande porte à la présidence à vie ». Ayant réclamé – en vain – le droit pour son chef, M. Nejib Chebbi, d’être candidat, son parti a décidé de boycotter les élections.
D’autres soutiennent que les prochains scrutins vont offrir l’occasion à M. Ben Ali de rappeler à l’administration américaine que son régime demeure, en dépit de ses multiples atteintes aux droits humains, solidement implanté dans le pays ; Washington ne peut donc trouver allié plus docile dans sa « guerre contre le terrorisme ». Le choix de Tunis pour abriter un des bureaux de l’Initiative de partenariat entre les Etats-Unis et le Moyen-Orient (MEPI) ne relève pas du hasard (2).
Des lois liberticides
Tout en renforçant à l’excès le pouvoir exécutif, entre autres par la création d’une seconde chambre d’enregistrement, la Chambre des conseillers, la révision constitutionnelle marginalise la Chambre des députés : son accès est réservé uniquement au RCD et à des formations sans assise populaire qui acceptent de faire parti du décor « pluraliste » (3). Elle accorde en outre l’immunité judiciaire à M. Ben Ali jusqu’à la fin de ses jours, quels que soient ses actes. Dans un livre sur la Constitution tunisienne de 1861, M. Hachemi Jegham, juriste et défenseur des droits humains, relève une constante dans l’histoire politique du pays : « Une oligarchie, avide de puissance et de privilèges, recherche constamment le profit et gouverne derrière une façade constitutionnelle (4). »
D’autres textes sont venus récemment ajouter un tour de vis aux dispositifs restreignant la liberté d’expression. Tel cet amendement au code électoral qui interdit aux Tunisiens « l’utilisation d’une station radio ou d’une chaîne de télévision privée ou étrangère ou émettant à l’étranger dans le but d’inciter à voter ou à s’abstenir de voter pour un candidat ou une liste de candidats ». Toute infraction est « punie d’une amende de 25 000 dinars » (15 000 euros environ). Il faut placer dans ce contexte le refus, en juillet 2004, d’accréditer comme correspondant de la chaîne Al-Jazira Lotfi Hajji, le principal animateur d’un syndicat de journalistes indépendants.
Ces lois liberticides sont présentées comme une protection contre « toutes formes de déviance, violence, fanatisme, ségrégation raciale et terrorisme », ou comme une protection de la « vie privée des citoyens ». La loi « antiterroriste », promulguée le 10 décembre 2003, jour anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, est utilisée pour légitimer les atteintes aux droits de la personne, et notamment au droit à un procès équitable (5).
Elle a été utilisée pour condamner en avril 2004 des jeunes internautes à de lourdes peines de prison, à l’issue d’un procès entaché d’irrégularités. Ils ont été condamnés pour « entreprise terroriste », « vol et détention de produits explosifs ». La cour d’appel a ramené les peines de prison de six d’entre eux de dix-neuf ans à... treize ans. Deux autres inculpés d’origine tunisienne, résidant l’un en France, l’autre en Suède, ont vu leur condamnation par contumace maintenue à respectivement vingt ans et vingt et un ans.
Certes, une loi organique portant sur la « protection des données à caractère personnel », promulguée le 27 juillet 2004 par M. Ben Ali, est présentée comme une concrétisation de sa « politique avant-gardiste » en matière de droits humains. Mais Mme Sihem Ben Sedrine, porte-parole du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) et une des principales cibles de la police politique, met en garde contre « le ton trompeur qui mime la Déclaration universelle des droits de l’homme sur lequel s’ouvre cette loi » et contre ses dispositions, qui « ne protègent en aucune manière le citoyen face à l’administration ».
Cette loi intervient alors que le népotisme de la famille de M. Ben Ali semble être le principal sujet de conversation des citoyens. « Ils avalent l’économie du pays et accaparent une richesse insultante et arrogante. Ils commencent également à agresser les gens. Mais ces derniers ne se plaignent pas, en général, parce qu’ils ont peur », explique Mme Neziha Rejiba, une des intellectuelles les plus courageuses du pays, vice-présidente du Congrès pour la République (CPR), formation animée par M. Moncef Marzouki et qui n’a pas sa place sur l’échiquier politique. Tout comme d’autres partis d’opposition dignes de ce nom, et notamment le mouvement islamiste Ennahdha, dont des centaines de cadres et dirigeants demeurent depuis plus de douze ans en prison.
Plus connue sous le nom de plume d’Om Zyed, Mme Rejiba reproche à l’opposition d’« avoir donné le temps à M. Ben Ali de tisser sa toile d’araignée de répression », de rester coupée de la société, souvent absorbée dans des « querelles d’enfants ». Elle se demande jusqu’à quand ses dirigeants vont demeurer « assiégés dans des locaux exigus » par des agents de la police politique souvent plus nombreux que leur propres militants. « Ils ne sont même pas fichus de descendre dans la rue pour dire que nous ne sommes pas un nid de gangsters », ni de demander au président de « justifier la fortune de son entourage », s’indigne cette femme qui fut l’une des rares personnes à mettre en doute, dès décembre 1987, la capacité du successeur de Habib Bourguiba, le « Combattant suprême », d’instaurer la démocratie.
Om Zyed a refusé l’an dernier de comparaître devant un juge d’instruction dans une affaire montée de toutes pièces, destinée à la faire taire et à souiller sa réputation. Elle partage l’analyse selon laquelle l’élite ne pourra contribuer à tourner la page de l’autoritarisme (6) « sans réseaux de mobilisation populaire ». Dans cet esprit, elle aide les militants associatifs d’Attac-Tunisie et des « forums sociaux » émergents qui ont soutenu, ces dernières années, les ouvriers victimes de la privatisation et de la fermeture d’usines, notamment dans le secteur du textile (7).
De surcroît, Om Zyed a démissionné avec fracas, en septembre 2003, de son poste d’enseignante au terme de trente-cinq ans de dévouement au service public de l’éducation, qui faisait naguère la fierté des Tunisiens. « Cette jeunesse avec laquelle j’ai vécu longtemps perd le sens de la chose publique. Elle n’a que le mot matérialisme dans la bouche et rêve de partir, en dépit du nombre croissant de cadavres de candidats à l’émigration clandestine sur les côtes italiennes », constate-t-elle en déplorant la politisation croissante des directions des établissements scolaires, dont la gestion est confiée de plus en plus à des proches du parti au pouvoir.
Bien que signataire d’un appel pour le boycott des élections, Om Zyed reconnaît que très peu de Tunisiens seraient prêts à descendre dans la rue pour protester contre ce que M. Moncef Marzouki appelle le « rapt du processus démocratique ». M. Marzouki, dont la lucidité et l’audace ne semblent guère appréciées par une certaine classe politique habituée à ne pas prendre de risques, caresse toujours l’espoir de contribuer à la formation d’un front commun de tous ceux qui sont pour le boycott. Toutefois, même des personnalités qui l’apprécient, tel le juge Mokhtar Yahyaoui, trouvent ses idées parfois un peu prématurées. « Il importe d’avoir la structure nécessaire avant de lancer une telle idée », déclare ce juge, dont la lettre ouverte en 2001 à M. Ben Ali pour protester contre la mainmise du pouvoir exécutif sur le système judiciaire a fait l’effet d’une bombe à Tunis. De son côté, le Parti communiste ouvrier tunisien (POCT), qui fait partie de l’opposition non reconnue, appelle également au boycott de cette parodie d’élections.
M. Yahyaoui, que certains estiment proche des islamistes, a la dent dure contre les petites formations de l’« opposition » reconnues par le pouvoir et souligne l’importance pour les « vrais démocrates » de « bâtir une structure de base autour d’un projet de société unitaire, sans exclusion » et axé, pour le moment, sur le « refus des violations de la Constitution ». Selon lui, la mise au pas de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a privé les élites d’une véritable assise. « Pourquoi exclure les islamistes ? s’interroge-t-il. Ils ont leur base, alors que nous, nous avons des structures sans base. »
Considéré, avant la grande vague de répression et de procès politiques qui s’est abattue sur les islamistes en 1992, comme l’un des jeunes lieutenants de Cheikh Rached Ghannouchi, en exil à Londres, M. Noureddine Bhiri se montre plus pessimiste et plus critique à la fois du pouvoir et de l’opposition, y compris du mouvement Ennahdha : « L’opposition est coupée de la société. L’appel pour le boycott, il pourrait susciter un effet contraire dans une société contrôlée d’une main de fer par la police. » Son parti a dénoncé, dans un communiqué publié à la mi-août, « la répétition des mascarades électorales en Tunisie » : « Comment peut-on organiser des élections alors que les prisons regorgent de détenus d’opinion et que des centaines d’hommes politiques sont contraints à l’exil ? »
M. Bhiri semble avoir pris ses distances vis-à-vis de la direction en exil d’Ennahdha. Selon lui, « Ben Ali pourrait continuer à régner sans partage et à faire tout ce qu’il veut dans une société dépourvue, d’institutions indépendantes et par conséquent d’équilibre des forces ». La situation ne peut se redresser « tant qu’il n’existe pas de démocratie au sein même des partis d’opposition que dirigent, pendant des décennies, les mêmes chefs ».
C’est par souci de réalisme politique qu’un groupe de personnalités indépendantes et d’anciens partisans de la politique de répression des islamistes de M. Ben Ali s’est engagé récemment, dans le cadre d’une « initiative démocratique », à soutenir M. Mohamed Ali Helouani, candidat du mouvement Ettajdid (ex-Parti communiste tunisien) à la présidence.
« Au cours des dernières années, environ 200 personnes connues pour leur courage ont défié le régime et accepté de consentir des sacrifices, explique M. Mahmoud Ben Romdhane, l’un des principaux animateurs de cette initiative que vient d’appuyer M. Mohamed Charfi, ancien ministre de M. Ben Ali. Mais le peuple, qui a des acquis, n’est pas prêt à faire un saut dans l’inconnu. Nous pensons qu’il faut lui offrir la possibilité de s’exprimer sans courir de risques énormes. » Les promoteurs de l’initiative semblent conscients que leur alliance avec Ettajdid, un parti dont le crédit s’est considérablement effrité au cours de la dernière décennie pour avoir soutenu la politique de verrouillage des espaces de liberté, constitue un handicap. Et ils semblent, en revanche, surestimer leur capacité d’influencer, le temps d’une éphémère campagne électorale sous haute surveillance policière, une population dont le principal souci est de faire face aux difficultés matérielles, surtout en cette période de rentrée scolaire et d’approche du mois de ramadan.
Kamel Labidi.
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/10/LABIDI/11575