1905-2005 : la laïcité à la française en question
LEMONDE.FR | 08.12.05
L'intégralité du débat avec Jean Baubérot, historien et auteur de "Laïcité 1905-2005, entre passion et raison" (Le Seuil, 2004), lundi 12 décembre, à 15 h .
John : Pensez-vous qu'il faille remanier la loi de 1905 ?
Jean Baubérot : A priori, non, dans la mesure où il me semble que les demandes faites par ceux qui souhaitent des remaniements peuvent trouver leur solution dans la loi et l'interprétation souple qui en a été faite pendant tout ce siècle. Mais si la commission Machelon peut trouver des améliorations qui soient consensuelles, je ne suis pas opposé à toute modification. Mais il faut veiller à ce que ces modifications ne déséquilibrent pas la loi et n'apparaissent pas comme avantager soit une religion soit l'ensemble des religions aux dépens des agnostiques et des athées.
Jean-Paul : La loi de 1905 a-t-elle, au bout du compte, donné plus de liberté à l'Eglise, en la séparant d'une emprise étatique ?
Jean Baubérot : D'abord, la loi est la séparation des Eglises et de l'Etat. L'Eglise catholique n'était pas la seule concernée. Il y avait trois cultes reconnus : le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme. En échange du budget des cultes, les cultes étaient contrôlés par l'Etat.
Ainsi, un évêque n'avait pas le droit de quitter son diocèse sans l'autorisation du préfet, et les évêques ne pouvaient pas se réunir sans l'autorisation du gouvernement, qui ne l'avait jamais donnée. De même, un seul synode avait été autorisé au cours du XIXe siècle, alors que les synodes sont essentiels dans le fonctionnement des Eglises protestantes.
Toutes ces dispositions contraignantes, et d'autres aussi, sont tombées avec la loi de séparation. On peut résumer cette loi en disant qu'elle a mis fin au caractère officiel de certaines religions, et leur a donné plus de liberté. Ainsi, les évêques ont commencé à se réunir dès mai 1906.
Timeas : Pourquoi, plus de 80 ans après la fin de la Grande Guerre et le retour de l'Alsace dans la mère-patrie, l'état est-il toujours responsable des cultes dans cette région ? Y a-t-on déjà tenté de faire appliquer la loi de 1905 ?
Jean Baubérot : Oui, il y a eu une tentative sous Guy Mollet, qui était président du Conseil socialiste en 1956-1957. L'idée était de faire appliquer la loi de 1905 en Alsace-Moselle et en même temps, d'attribuer des fonds publics aux écoles privées. Mais cela a échoué, notamment à cause d'une fuite qui a mis au courant les Alsaciens-Mosellans, qui ont protesté.
Par ailleurs, certains catholiques de gauche en France n'étaient pas favorables à l'accord, car cela renforçait la position de Guy Mollet, qui menait la guerre en Algérie. Cette tentative a échoué et elle n'a pas été reprise depuis, la loi Debré ayant donné des subsides à l'école privée sans contrepartie.
Personnellement, je suis favorable à une évolution de la situation en Alsace-Moselle, ce qui ne signifie pas forcément une uniformisation complète. Pour prendre un exemple, on pourrait abolir les cours confessionnels de religion à l'école publique et les remplacer par un enseignement laïque sur les religions. Donc la situation, qui est actuellement anachronique, se transformerait en une expérimentation qui serait, cette fois, d'avant-garde.
Pierre : La laïcité est-elle en péril, ou sort-elle renforcée de son centième anniversaire ?
Jean Baubérot : Les rapports des renseignements généraux sur la récente crise des banlieues indiquent qu'il n'y a pas eu de participation islamiste. Cela montre bien que le problème principal en France n'est pas un péril islamiste ou provenant d'extrémistes d'autres religions,
même si ce danger peut exister, mais il n'est pas prédominant.
Le péril principal, à mon sens, viendrait d'une conception étroite de la laïcité qui ne garantirait pas la liberté religieuse à tous ceux qui veulent pratiquer tranquillement leur foi. Je prends l'exemple du maire de Nice qui refuse de donner le permis de construire pour l'érection d'une mosquée dans la ville, et qui donc me semble en contradiction avec l'article 1 de la loi de 1905 qui dit que la République garantit le libre exercice du culte. La laïcité me semble plus menacée par ceux qui veulent la rendre trop étroite que par ceux qui sont considérés comme ses adversaires.
"LA PRATIQUE RELIGIEUSE NE DÉPEND PAS DU STATUT DES EGLISES"
Marc : La laïcité a-t-elle tué la foi des Français ?
Jean Baubérot : On peut répondre très facilement : non. Pour une raison très simple, c'est que les enquêtes européennes montrent que la pratique religieuse ne dépend pas du statut des Eglises. La pratique luthérienne au Danemark, où l'Eglise luthérienne est Eglise d'Etat, la pratique de l'anglicanisme en Angleterre, où cette Eglise a un statut officiel, est plus faible que la pratique catholique en France.
Le déclin de la pratique religieuse provient de la sécularisation et du fait que toutes les réunions, qu'elles soient politiques, syndicales, religieuses, regroupent moins de personnes qu'il y a cinquante ans, par exemple. Mais d'autres formes de religiosité existent, et ce qu'on peut dire, c'est qu'en général, en Europe, il y a une individualisation de la religion plus qu'une disparition de la religion.
Jaco : Ne pensez-vous pas que la laïcité du type Emile Combes, qui vise à refouler les pratiques religieuses dans le strict domaine privé, entraîne la méconnaissance et donc la peur des religions ?
Jean Baubérot : Ce qu'il faut dire, c'est que la politique d'Emile Combes s'explique dans l'atmosphère qui a suivi l'affaire Dreyfus. La librairie qui publiait des pamphlets virulents contre Emile Combes s'appelait tranquillement la "Librairie antisémite". On ne peut pas juger équitablement Emile Combes si on oublie ce climat.
Cela dit, il est heureux qu'entre la politique d'Emile Combes et la loi de 1905, il y ait eu un tournant libéral qui fait que la loi commence par dire que la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes (et le terme garantir est un terme fort), alors que le projet de loi d'Emile Combes ne comportait pas un tel article. La loi a été un pari sur un avenir pacifié, alors que le contexte était conflictuel. Et en faisant ce pari, elle a créé les conditions pour qu'il soit progressivement gagné.
LE FOULARD ISLAMIQUE
Hey : La loi sur le port de foulard à l'école a été perçue comme sanctionnant une religion bien particulière : l'islam. Le concept de laïcité à la française n'est-il pas un peu rigide ?
Jean Baubérot : Effectivement, beaucoup de pays qui avaient admiré la position de la France face à la guerre d'Irak ont été déçus par la loi de mars 2004. Et il ne s'agit pas seulement de pays musulmans. La loi de mars 2004 interdit le port de signes religieux dits "ostensibles" à l'école publique. Par exemple, la loi a conduit à exclure des sikhs de l'école parce qu'ils avaient un turban, ce qui a provoqué des campagnes de presse hostiles en Inde.
Par ailleurs, souvent, on a cru que le foulard était interdit partout, et pas seulement à l'école publique. Bien sûr, d'autres personnes et moi-même, quand nous faisons des conférences à l'étranger, nous rectifions. Mais il faut se rendre compte que ce genre de généralisation est assez identique à la façon dont nous généralisons nous-mêmes souvent notre vision d'autres pays. La loi a provoqué des désaccords, mais on a intérêt à séparer les aspects fondamentaux de la laïcité.
Il y a trois éléments : la liberté de conscience et de culte, la séparation du religieux et du politique et l'égalité des religions et des convictions (non religieuses). Et la concrétisation qui en est donnée, soit en France, soit dans d'autres pays, dans des situations particulières. C'est le but de la déclaration que "Le Monde" a publiée dans son numéro de samedi 10 décembre, qui essaie de montrer que la laïcité n'est pas que française.
Sarah : La loi sur le port du voile ne serait-elle pas en contradiction avec le principe même de laïcité, puisque cette première a exclu du domaine public l'expression d'une conviction religieuse qui ne porte pas atteinte a l'ordre public ?
Jean Baubérot : Le débat, effectivement, est de savoir si cela porte atteinte ou non à l'ordre public. En 1989, après la première affaire de foulard, le Conseil d'Etat avait estimé qu'un port discret de signes religieux ne portait pas atteinte à l'ordre public. Et pour lui, ce qu'il fallait sanctionner, c'était des comportements qui pouvaient accompagner ce port de signes religieux : mise en cause des programmes et des horaires ou de l'autorité des professeurs, actes de prosélytisme à l'intérieur des bâtiments scolaires.
A la Commission Stasi, j'avais proposé de transformer en loi cet arrêt du Conseil d'Etat. Cela me semblait faire la distinction entre une expression calme de sa religion et une expression agressive. Je regrette toujours de ne pas avoir été suivi, mais la majorité de la Commission a pensé que des signes comme la kipa ou le foulard étaient en eux-mêmes ostensibles. Ce que je ne crois pas, mais tel a été l'avis de mes collègues de la Commission Stasi.
http://www.lemonde.fr/web/chat/0,46-0@2-3226,55-719228@51-815463,0.html
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LEMONDE.FR | 08.12.05
L'intégralité du débat avec Jean Baubérot, historien et auteur de "Laïcité 1905-2005, entre passion et raison" (Le Seuil, 2004), lundi 12 décembre, à 15 h .
John : Pensez-vous qu'il faille remanier la loi de 1905 ?
Jean Baubérot : A priori, non, dans la mesure où il me semble que les demandes faites par ceux qui souhaitent des remaniements peuvent trouver leur solution dans la loi et l'interprétation souple qui en a été faite pendant tout ce siècle. Mais si la commission Machelon peut trouver des améliorations qui soient consensuelles, je ne suis pas opposé à toute modification. Mais il faut veiller à ce que ces modifications ne déséquilibrent pas la loi et n'apparaissent pas comme avantager soit une religion soit l'ensemble des religions aux dépens des agnostiques et des athées.
Jean-Paul : La loi de 1905 a-t-elle, au bout du compte, donné plus de liberté à l'Eglise, en la séparant d'une emprise étatique ?
Jean Baubérot : D'abord, la loi est la séparation des Eglises et de l'Etat. L'Eglise catholique n'était pas la seule concernée. Il y avait trois cultes reconnus : le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme. En échange du budget des cultes, les cultes étaient contrôlés par l'Etat.
Ainsi, un évêque n'avait pas le droit de quitter son diocèse sans l'autorisation du préfet, et les évêques ne pouvaient pas se réunir sans l'autorisation du gouvernement, qui ne l'avait jamais donnée. De même, un seul synode avait été autorisé au cours du XIXe siècle, alors que les synodes sont essentiels dans le fonctionnement des Eglises protestantes.
Toutes ces dispositions contraignantes, et d'autres aussi, sont tombées avec la loi de séparation. On peut résumer cette loi en disant qu'elle a mis fin au caractère officiel de certaines religions, et leur a donné plus de liberté. Ainsi, les évêques ont commencé à se réunir dès mai 1906.
Timeas : Pourquoi, plus de 80 ans après la fin de la Grande Guerre et le retour de l'Alsace dans la mère-patrie, l'état est-il toujours responsable des cultes dans cette région ? Y a-t-on déjà tenté de faire appliquer la loi de 1905 ?
Jean Baubérot : Oui, il y a eu une tentative sous Guy Mollet, qui était président du Conseil socialiste en 1956-1957. L'idée était de faire appliquer la loi de 1905 en Alsace-Moselle et en même temps, d'attribuer des fonds publics aux écoles privées. Mais cela a échoué, notamment à cause d'une fuite qui a mis au courant les Alsaciens-Mosellans, qui ont protesté.
Par ailleurs, certains catholiques de gauche en France n'étaient pas favorables à l'accord, car cela renforçait la position de Guy Mollet, qui menait la guerre en Algérie. Cette tentative a échoué et elle n'a pas été reprise depuis, la loi Debré ayant donné des subsides à l'école privée sans contrepartie.
Personnellement, je suis favorable à une évolution de la situation en Alsace-Moselle, ce qui ne signifie pas forcément une uniformisation complète. Pour prendre un exemple, on pourrait abolir les cours confessionnels de religion à l'école publique et les remplacer par un enseignement laïque sur les religions. Donc la situation, qui est actuellement anachronique, se transformerait en une expérimentation qui serait, cette fois, d'avant-garde.
Pierre : La laïcité est-elle en péril, ou sort-elle renforcée de son centième anniversaire ?
Jean Baubérot : Les rapports des renseignements généraux sur la récente crise des banlieues indiquent qu'il n'y a pas eu de participation islamiste. Cela montre bien que le problème principal en France n'est pas un péril islamiste ou provenant d'extrémistes d'autres religions,
même si ce danger peut exister, mais il n'est pas prédominant.
Le péril principal, à mon sens, viendrait d'une conception étroite de la laïcité qui ne garantirait pas la liberté religieuse à tous ceux qui veulent pratiquer tranquillement leur foi. Je prends l'exemple du maire de Nice qui refuse de donner le permis de construire pour l'érection d'une mosquée dans la ville, et qui donc me semble en contradiction avec l'article 1 de la loi de 1905 qui dit que la République garantit le libre exercice du culte. La laïcité me semble plus menacée par ceux qui veulent la rendre trop étroite que par ceux qui sont considérés comme ses adversaires.
"LA PRATIQUE RELIGIEUSE NE DÉPEND PAS DU STATUT DES EGLISES"
Marc : La laïcité a-t-elle tué la foi des Français ?
Jean Baubérot : On peut répondre très facilement : non. Pour une raison très simple, c'est que les enquêtes européennes montrent que la pratique religieuse ne dépend pas du statut des Eglises. La pratique luthérienne au Danemark, où l'Eglise luthérienne est Eglise d'Etat, la pratique de l'anglicanisme en Angleterre, où cette Eglise a un statut officiel, est plus faible que la pratique catholique en France.
Le déclin de la pratique religieuse provient de la sécularisation et du fait que toutes les réunions, qu'elles soient politiques, syndicales, religieuses, regroupent moins de personnes qu'il y a cinquante ans, par exemple. Mais d'autres formes de religiosité existent, et ce qu'on peut dire, c'est qu'en général, en Europe, il y a une individualisation de la religion plus qu'une disparition de la religion.
Jaco : Ne pensez-vous pas que la laïcité du type Emile Combes, qui vise à refouler les pratiques religieuses dans le strict domaine privé, entraîne la méconnaissance et donc la peur des religions ?
Jean Baubérot : Ce qu'il faut dire, c'est que la politique d'Emile Combes s'explique dans l'atmosphère qui a suivi l'affaire Dreyfus. La librairie qui publiait des pamphlets virulents contre Emile Combes s'appelait tranquillement la "Librairie antisémite". On ne peut pas juger équitablement Emile Combes si on oublie ce climat.
Cela dit, il est heureux qu'entre la politique d'Emile Combes et la loi de 1905, il y ait eu un tournant libéral qui fait que la loi commence par dire que la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes (et le terme garantir est un terme fort), alors que le projet de loi d'Emile Combes ne comportait pas un tel article. La loi a été un pari sur un avenir pacifié, alors que le contexte était conflictuel. Et en faisant ce pari, elle a créé les conditions pour qu'il soit progressivement gagné.
LE FOULARD ISLAMIQUE
Hey : La loi sur le port de foulard à l'école a été perçue comme sanctionnant une religion bien particulière : l'islam. Le concept de laïcité à la française n'est-il pas un peu rigide ?
Jean Baubérot : Effectivement, beaucoup de pays qui avaient admiré la position de la France face à la guerre d'Irak ont été déçus par la loi de mars 2004. Et il ne s'agit pas seulement de pays musulmans. La loi de mars 2004 interdit le port de signes religieux dits "ostensibles" à l'école publique. Par exemple, la loi a conduit à exclure des sikhs de l'école parce qu'ils avaient un turban, ce qui a provoqué des campagnes de presse hostiles en Inde.
Par ailleurs, souvent, on a cru que le foulard était interdit partout, et pas seulement à l'école publique. Bien sûr, d'autres personnes et moi-même, quand nous faisons des conférences à l'étranger, nous rectifions. Mais il faut se rendre compte que ce genre de généralisation est assez identique à la façon dont nous généralisons nous-mêmes souvent notre vision d'autres pays. La loi a provoqué des désaccords, mais on a intérêt à séparer les aspects fondamentaux de la laïcité.
Il y a trois éléments : la liberté de conscience et de culte, la séparation du religieux et du politique et l'égalité des religions et des convictions (non religieuses). Et la concrétisation qui en est donnée, soit en France, soit dans d'autres pays, dans des situations particulières. C'est le but de la déclaration que "Le Monde" a publiée dans son numéro de samedi 10 décembre, qui essaie de montrer que la laïcité n'est pas que française.
Sarah : La loi sur le port du voile ne serait-elle pas en contradiction avec le principe même de laïcité, puisque cette première a exclu du domaine public l'expression d'une conviction religieuse qui ne porte pas atteinte a l'ordre public ?
Jean Baubérot : Le débat, effectivement, est de savoir si cela porte atteinte ou non à l'ordre public. En 1989, après la première affaire de foulard, le Conseil d'Etat avait estimé qu'un port discret de signes religieux ne portait pas atteinte à l'ordre public. Et pour lui, ce qu'il fallait sanctionner, c'était des comportements qui pouvaient accompagner ce port de signes religieux : mise en cause des programmes et des horaires ou de l'autorité des professeurs, actes de prosélytisme à l'intérieur des bâtiments scolaires.
A la Commission Stasi, j'avais proposé de transformer en loi cet arrêt du Conseil d'Etat. Cela me semblait faire la distinction entre une expression calme de sa religion et une expression agressive. Je regrette toujours de ne pas avoir été suivi, mais la majorité de la Commission a pensé que des signes comme la kipa ou le foulard étaient en eux-mêmes ostensibles. Ce que je ne crois pas, mais tel a été l'avis de mes collègues de la Commission Stasi.
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Dernière édition par le Ven 6 Oct - 2:11, édité 1 fois